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* * *

Mais pour l’heure, comme nous roulons, la reine Zabo et moi, vers la mystérieuse demeure du mystérieux J.L.B., je ne vois qu’une chose, sous mes yeux éblouis : un bébé nu et rose, rebondissant en riant sur un énorme matelas de billets qu’un vent aimable rassemble sous le petit cul de l’innocence.

— Arrêtez-nous là !

— Où ça, là ? grogne le chauffeur du taxi.

— Là, au Crédit lyonnais, là !

— Qu’est-ce que vous allez faire au Crédit lyonnais, Malaussène ?

— Ouvrir un compte au nom de ma sœur, ça ne peut pas attendre.

— Vous allez nous mettre en retard.

— Foutez-moi la paix, Majesté.

* * *

J.L.B. crèche dans le seizième. Rue de la Pompe. Et sa crèche tient davantage du palais d’Hérode que de la paillote de Bethléem. C’est un de ces hôtels déclarés splendides parce qu’ils sont particuliers et datent quelque peu.

Le larbin qui nous ouvre ressemble trait pour trait au larbin qu’on s’attend à découvrir derrière ce genre de porte. Il nous introduit en nous confirmant que Monsieur nous attend, ce qui n’empêche pas Monsieur de nous faire attendre — dans une bibliothèque lambrissée où le hasard alphabétique a embroché Saint-Simon, Soljénitsyne, Suétone et Han Suyin. Quand la vie cesse de surprendre, elle ressemble à ça. C’est à vous dégoûter de décrire le reste de la pièce.

— Chère amie, bonjour !

Ainsi s’annonce l’homme, d’une voix toute gaie. La reine Zabo et moi tournons l’œil vers la porte qui s’est ouverte grand sur un tout petit mec à la soixantaine mince et sautillante, occupé à traverser la bibliothèque en diagonale, un sourire charmant tendu devant lui.

— Bonsoir, mon cher ministre !

Pas la moindre affectation dans le ton de la reine Zabo, une cordialité de bon aloi, ce genre de familiarité distinguée qui laisse à penser qu’appeler un bonhomme par son titre, sa décoration ou son grade, relève, pour certains, de l’intimité. On respire au même étage. Ces deux-là ont dû bridger ensemble plus souvent qu’à leur tour, en s’en racontant de bien bonnes.

— Monsieur Malaussène, je suppose ?

Il suppose juste, le bougre. Et je me dis que j’ai déjà vu sa tête quelque part. But where ? Je n’ai pourtant pas l’habitude de fréquenter les ministres.

— Ne cherchez pas, jeune homme, je suis Chabotte, le ministre Chabotte, le croquemitaine de votre adolescence turbulente, l’inventeur de la moto à deux pandores, celui de derrière armé d’un long bâton pour envoyer les enfants se coucher.

Tout cela en me secouant la main de bas en haut avec une juvénilité étourdissante, pendant que je me dis : « Chabotte, nom de Dieu, c’est pour le coup que Julie grimperait aux rideaux, si elle me voyait. » Brève évocation de mon aimée qui m’assombrit le regard, ce dont Chabotte feint de s’alarmer.

— Rassurez-vous, jeune homme, ces temps-là sont révolus et je suis tout à fait prêt à reconnaître que cette moto n’est pas ce que j’ai imaginé de mieux. J’ai une seule passion : l’écriture. Et vous conviendrez avec moi qu’un homme qui romance ne peut pas être tout à fait mauvais.

(Qu’est-ce que c’est encore que ce zèbre ?)

— Si nous passions dans mon bureau, non ?

Si. Et de nouveau la bibliothèque en diagonale, Chabotte trottinant devant nous comme un enfant au cerceau. Il est délicieux. On jurerait une petite cuiller échappée de sa tasse à café.

— Voilà, c’est ici, entrez, je vous en prie, asseyez-vous. Thé ? café ? whisky ? autre chose ? Pour vous ce sera votre éternel Vichy, je sais, Dieu de Dieu, chère amie, comment pouvez-vous boire une pareille cochonnerie ?

La reine Zabo aurait-elle trouvé plus rapide qu’elle ? Elle ne s’en émeut pas, en tout cas, elle s’assied sur ce qu’elle trouve de plus dur, une petite chaise Louis XIII tout ce qu’il y a de monacale tandis que je suis englouti par du cuir anglais à grandes oreilles.

— Il est très bien. Un physique imprécis, malléable, c’est exactement ce qu’il me fallait.

C’est de moi qu’il parle ? C’est de moi ?

— Veuillez m’excuser, monsieur Malaussène, je viens de parler de vous comme si vous n’étiez pas là, c’est un vieux travers d’homme politique. En politique, nous passons le plus clair de notre temps à parler des absents, il arrive que leur présence n’y change pas grand-chose.

— Café.

— Pardon ?

— Vous avez fait une liste, plus haut : je choisis le café.

— Ah ! café, oui, un petit café.

Torsion gracieuse du buste, parlophone : « Olivier ? Soyez assez gentil pour nous apporter un grand verre de Vichy et une tasse de café. »

Puis, l’œil pétillant :

— Alors, monsieur Malaussène, avouez-moi tout, comment l’imaginiez-vous, le mystérieux J.L.B. ?

— Comme ça.

Mon pouce recourbé désigne la reine Zabo, peinarde sur sa chaise mais qui n’en perd pas une. Joli petit rire ministériel :

— Je ne sais pas si c’est le meilleur compliment que vous puissiez faire à votre patronne, mais personnellement je m’en trouve assez flatté.

Sur ce, apparition d’Olivier. Ce n’est pas le même larbin que celui de la porte, mais c’est un autre qui pourrait être le même.

Vichy.

Café.

— Non, sérieusement, quelle représentation vous faites-vous de J.L.B. ? À quoi, selon vous, devrait-il ressembler ?

Ah ! c’est donc ça, la question ! On est en plein boulot… Je réfléchis deux petites secondes (putain que ce café est bon !) et je dis :

— À un Concorde.

Chabotte en est tout saisi. Il ouvre les mirettes de la stupeur, il se tourne sec vers Zabo, il s’exclame :

— Formidable ! Ce garçon est for-mi-dable !

Puis, à moi :

— Vous avez mis dans le mille, monsieur Malaussène. Vous avez parfaitement compris ce que je voulais faire. Un Concorde, c’est exactement ça. Un attaché-case volant ! J.L.B. doit ressembler à un Concorde ! Eh bien ! mon vieux, attendez-vous à être déguisé en Concorde ! M’avez-vous lu ?

— Pardon ?

— Avez-vous lu les romans de J.L.B. ? Mes bouquins…

(Eh bien, c’est-à-dire…)

— Non, n’est-ce pas ? Vague mépris, même, hein ? C’est un bon point, figurez-vous. Je vous veux tout neuf. Et maintenant, laissez-moi vous exposer ma théorie. Vous êtes bien assis ? Ça va ? Un autre café ? Non ? cigarette ? Vous ne fumez pas… Bien. Ouvrez grandes vos oreilles à présent et gardez vos questions pour la fin. Titre de l’exposé :

J.L.B. OU LE RÉALISME LIBÉRAL