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« J.L.B. est un écrivain d’un genre nouveau, monsieur Malaussène. Il tient plus de l’homme d’entreprise que de l’homme de plume. Or, son entreprise, précisément, c’est la plume. Si je ne peux pas affirmer avoir inventé un genre littéraire, à coup sûr j’ai créé un courant. Un courant d’une originalité absolue. Dès mes premiers romans : Dernier baiser à Wall Street, Pactole, Dollar ou L’Enfant qui savait compter, j’ai creusé les fondations d’une école littéraire nouvelle que nous appellerons, si vous le voulez bien, le réalisme capitaliste. Souriez, monsieur Malaussène, oui, le réalisme capitaliste, ou réalisme libéral pour être au goût du jour, est en effet l’exact symétrique de feu le réalisme socialiste. Là où nos cousins de l’Est racontaient dans leurs romans l’histoire de l’héroïque kolkhozienne amoureuse du tractoriste méritant, passion commune sacrifiée aux exigences du plan quinquennal, je raconte moi l’épopée des fortunes individuelles, à l’ascension desquelles rien ne résiste, ni les autres fortunes, ni les États, ni même l’amour. C’est l’homme qui gagne chez moi, toujours, l’homme d’entreprise ! Notre monde est un monde de boutiquiers, monsieur Malaussène, et j’ai entrepris de donner à lire à tous les boutiquiers du monde ! Si les aristocrates, les ouvriers, les paysans, ont eu droit à leurs héros au cours des âges littéraires, les commerçants jamais ! Balzac, m’objecterez-vous ? Balzac, c’est l’envers du héros en ce qui concerne le commerce, le virus analytique, déjà ! Je n’analyse pas, moi, monsieur Malaussène, je comptabilise ! Le lecteur que je vise n’est pas celui qui sait lire, mais celui qui sait compter. Or, tous les boutiquiers du monde savent compter, et aucun romancier, jamais, n’en a fait une valeur romanesque. Moi, si ! Et je suis le premier. Résultat : deux cent vingt-cinq millions d’exemplaires vendus à travers le monde “au jour d’aujourd’hui”, comme aurait dit ma nourrice. J’ai élevé la comptabilité au niveau de l’épique, monsieur Malaussène. Il y a dans mes romans des énumérations de chiffres, des cascades de valeurs boursières, belles comme des charges de cavalerie. C’est une poétique à quoi les commerçants de tous poils sont sensibles. Le succès de J.L.B. tient à ce que j’ai enfin donné sa représentation mythique à la multitude mercantile. Grâce à moi les commerçants ont désormais leurs héros dans l’Olympe romanesque. Ce qu’ils réclament aujourd’hui, c’est l’apparition du démiurge. À vous de jouer, monsieur Malaussène… »

14

La vocation de l’argent naît très tôt. Vers quatre heures du matin, quand passent les éboueurs. Et n’importe quel fils d’éboueur peut être visité.

À seize ans, avec la conscience qu’il n’était qu’un rebut de la société, Philippe Ahoueltène suivait son père, engoncé dans sa combinaison verte à lisérés phosphorescents, pour gagner un maigre argent de poche.

Dans les premières lueurs de l’aube, comme il roulait place de la Concorde, accroché à l’arrière de sa benne, Philippe aperçut la marée humaine qui campait devant l’hôtel Crillon, en attendant l’improbable apparition de Michael Jackson. Et Philippe eut sa première idée : les poubelles de Jackson valaient de l’or !

Le plan de Paris dans une main et le Bottin mondain dans l’autre, cartographe de sa première fortune, Philippe recensa et localisa les poubelles des stars.

Après une première matinée d’investigation, il mit sous verre le dernier trognon de pomme croqué par Jane Birkin, le flacon de vernis à ongle Dior de Catherine Deneuve, la bouteille de Jack Daniels de Bohringer…

— Putain, génial, le mec ! Et il va les revendre ? C’est une idée géniale, ça !

— Jérémy, tais-toi !

— Quoi, c’est pas une idée géniale, faire les poubelles des stars ?

— Laisse oncle Thian lire la suite !

Trois mois plus tard, Philippe se trouvait à la tête de douze fouilleurs passionnés et de trente informateurs, concierges ou fils de concierges, intéressés, tous, aux bénéfices de l’entreprise qui s’avéra très vite des plus lucratives.

— Ça veut dire quoi « lugrative » ?

— Lucrative, Petit, « cra », ça veut dire qui rapporte des sous.

— Beaucoup de sous ?

— Pas mal, oui.

— Et « savéra », ça veut dire quoi ?

— Quoi ?

— « Savéra. »

— Ah ! « s’avéra » ! Eh bien…

— File-lui l’explication tout bas, Thérèse, qu’oncle Thian puisse continuer !

Il venait, dans la foulée, de passer son bac C avec mention très bien et s’était acheté un loft à Ivry.

L’année suivante, il ouvrit des succursales à Londres, Amsterdam, Barcelone, Hambourg, Lausanne et Copenhague. Son vaste bureau des Champs-Élysées lui tenait lieu de quartier général. Il intégra premier à H.E.C.

— Ah ! dis donc, le mec !

— Jérémy…

— Pardon.

Le jour de ses dix-huit ans, il quittait H.E.C. en claquant la porte. Il y reviendrait deux ans plus tard, mais comme professeur.

Durant ces deux années, il apprit le danois, l’espagnol, le hollandais, perfectionna son allemand et son anglais, qu’il parlait avec un imperceptible accent du Yorkshire.

Il jouait du saxo au Petit Journal et faisait une fulgurante carrière de demi d’ouverture dans l’équipe de rugby du P.U.C…

Voilà. Ça s’appelle Le Seigneur des monnaies, c’est le dernier-né de l’ex-ministre Chabotte, alias J.L.B., c’est rapide comme la foudre, con comme la mort, mais ça passionne les mômes au point que la petite Verdun elle-même suit les lignes au fur et à mesure de la lecture de Thian. Thian, qui n’a jamais lu un roman pour son propre compte, est un prodigieux lecteur. Sa voix épaissit la fiction. C’est la voix de Gabin à un point stupéfiant. Quoi qu’il lise, ça prend comme une sauce. Si Jérémy ou le Petit osent des interruptions en début de lecture, c’est uniquement sous l’effet de l’excitation. Ils ne tardent pas à se laisser aller dans le courant, portés par la houle au-dessus de ces abîmes que la voix de Thian creuse, mot par mot, ligne à ligne, sous n’importe quel texte.

C’est en prospectant à New York pour y installer une succursale que Philippe rencontra Tania. Leurs regards se croisèrent au cœur même de Greenwich Village.

Venue comme lui de nulle part, la jeune femme lui apprit Goethe, Proust, Tolstoï, Thomas Mann, André Breton, la peinture architectonique et la musique sérielle. Le couple menait grand train. Madonna, Boris Becker, Platini, George Bush, Schnabel, Mathias Rust et Laurent Fignon comptaient parmi leurs amis intimes.

* * *

Je les ai laissés, Verdun dans les bras du vieux Thian, Thérèse amidonnée dans sa chemise de nuit, Clara dans son lit (les mains croisées, déjà, sur son ventre), Jérémy et le Petit sur les lits du dessus, un avenir en or massif dans les yeux, Yasmina posée aux pieds de Clara, avec au visage une expression de gravité pieuse, comme si Thian était en train de lire une sourate pondue spécialement par le Prophète pour la mémoire de Saint-Hiver.

Je me suis levé.

Julius le Chien s’est levé.