On a filé en douce, comme souvent à cette heure de la nuit.
On est allés, le Chien et moi, plaider la cause de Benjamin Malaussène auprès de Julie Corrençon. Belleville s’effritait un peu plus autour de nous pendant que je répétais mon texte. « J’ai accepté de jouer cette comédie pour consoler Clara, ma Julie. J’ai accepté parce qu’il y a des moments où l’horreur frappe si fort et si vrai qu’il faut impérativement sortir du “réel”, comme tu dis, aller jouer ailleurs. J’ai accepté pour faire jouer les enfants ailleurs et qu’ils ne pensent plus à Saint-Hiver. Jérémy et le Petit me feront répéter mon texte, Clara prendra les photos et Thérèse pourra me désapprouver ; ça les occupera. J’ai accepté pour obéir à Coudrier, aussi, pour emmener le radeau familial le plus loin possible de son enquête. J’ai accepté, parce que si on fait la somme des choses, j’estime qu’on a eu notre compte d’emmerdements majeurs, ces derniers temps, tu ne trouves pas ? Alors, je me suis dit, d’accord, soyons légers, pour une fois, un peu cons, vaguement malhonnêtes. Cessons d’être irréprochables, puisque c’est ce que Coudrier nous reproche. Quittons pour un temps les rives inhospitalières du dévouement et du sublime. Tu me suis, Julie ? Jouons. Jouons un peu. Et jouons à J.L.B. puisque c’est le jeu qui se présente. »
Bien sûr, elle n’était pas chez elle. Toc, toc, toc, Julie ? Julius le Chien, assis, attendant que ça s’ouvre. Mais la porte ne s’est pas ouverte. Crayon, papier, le dos de Julius comme écritoire, j’ai résumé tout ce que j’ai dit plus haut. J’ai ajouté je t’aime, je l’ai conjugué à tous les temps tous les modes, et que je restais son porte-avions, et qu’elle pouvait se poser ou décoller aussi souvent qu’elle le voulait… C’étaient là les premiers mots de notre rencontre : « Tu veux bien être mon porte-avions, Benjamin ? Je viendrais me poser de temps en temps, refaire mon plein de sens », et moi, tout content : « Pose-toi, ma belle, et envole-toi aussi souvent que tu le veux, désormais je navigue dans tes eaux. »
Je me suis excusé pour mes vacheries sur le journalisme des « faits choisis », excuse-moi, Julie, c’était juste pour te faire mal… pardon, pardon, et j’ai signé.
Et j’ai réfléchi.
Il manquait quelque chose.
Une vérité à ne pas cacher.
Chabotte.
Je lui ai avoué, en post-scriptum, que J.L.B. était le ministre Chabotte, celui-là même, oui, Julie, celui-là. Tu te rends compte ?
Et je me suis glissé sous la porte.
Après son exposé sur le réalisme libéral, Chabotte nous avait introduits, moi-la Reine, dans sa salle de projection particulière.
— Suivez-moi, monsieur Malaussène, je vais vous montrer à quoi ressemble un Concorde en chair et en os.
Une douzaine de fauteuils et leur douzaine de cendriers, un plafond en pente et des murs en biseau qui convergent vers un écran immaculé. Derrière nous, l’œil du projecteur manipulé par Antoine, un troisième valet, tout pareil aux deux autres. La visite avait viré de la mondanité souriante au briefing ultra-secret, façon James Bond avant le départ en mission.
— Je vais faire de vous un J.L.B. plus vrai que nature, vous verrez, ça va être amusant…
Obscurité, pinceau blanc, une image sur l’écran : le haut d’un visage. Les deux ailes d’une chevelure noire plaquée en arrière à partir d’une pointe frontale impeccable. (Ouh la, stricte-stricte !)
— Comme vous pouvez le constater, monsieur Malaussène, le Concorde est soigneusement peigné.
(C’est pourtant vrai, bon Dieu, on jurerait que ce type a un Concorde noir posé sur la tête !)
— Savez-vous à qui appartient ce front, chère amie ?
Hésitation de la reine Zabo :
— Chirac jeune ?
— Non. Copnick, vingt-huit ans, l’éminence grise de Wall Street. Notez la hauteur du front, monsieur Malaussène, la double ride transversale et non perpendiculaire, ce n’est pas l’expression du doute, cela, c’est de l’énergie à l’état pur ! J.L.B. doit avoir ce front et cette coiffure. Bien, passons à autre chose, maintenant. Antoine !
Zip-clac, glissement latéral : deux yeux sur l’écran. Bleu acier comme il se doit, et braqués droit devant eux. Le genre de mec qui s’est fabriqué un regard inamovible. Quand il regarde ailleurs, c’est toute la tête qui tourne, comme une tourelle de char.
— Wolbrooth, roi du tungstène, avait annoncé Chabotte, le marché de l’astronautique à lui tout seul. Ce n’est pas la couleur de l’œil qui compte, monsieur Malaussène, mais la tension du regard, observez comme il file sous l’arcade sourcilière. Pour un visage aussi mobile que le vôtre, ce doit être facile à obtenir.
Et ainsi de suite : les joues pesantes du roi de la farine, le menton charnu de l’empereur des puces (électroniques), le demi-sourire du magnat belge de la conserve… etc., total : le roi des cons, à mon avis.
Ce n’était pas l’opinion de Chabotte :
— Et nous obtenons J.L.B. : un équilibre parfait d’autorité et de détermination, d’ironie et de saine jouissance. Car J.L.B. n’est pas un ascète, j’insiste tout particulièrement sur ce point : il aime l’argent et le luxe sous toutes ses formes, y compris la bouffe, monsieur Malaussène, il faudra prendre du poids, vous épaissir un peu.
15
— Mange, Benjamin, mange, mon fils.
— Je ne peux plus, Amar, merci, là, vraiment…
— Comment ça, « là, vraiment » ?… Faudrait savoir si tu veux devenir un grand écrivain ou pas, Ben ?
— Ta gueule, Hadouch.
— Parce que tous les mecs qui ont laissé un nom dans votre littérature de roumis, les Dumas, les Balzac, les Claudel, ils étaient plutôt enrobés, c’est vrai.
— Simon, ta gueule.
— À mon avis, ils faisaient comme Ben, ils bouffaient du couscous.
— Mo a raison, oui, au fond, dès qu’on y pense un peu, tout vient de l’Islam.
— Je me demande si Flaubert aurait pondu la mère Bovary sans le couscous…
— Vous allez me lâcher un peu, tous les trois, oui ?
— Encore une assiette, Ben.
— Allez, J.L.B., un petit rab…
Des mois ! Des mois de gavage intensif ! Des mois de couscous-calories spécial J.L.B. ! Matin et soir ! Aussi léger que l’humour de Hadouch et de ses deux sbires. Évidemment, mes joues ne se sont pas alourdies d’un gramme. C’est l’estomac qui a poussé sa pointe et le cul qui s’est arrondi. Avec les joues restées creuses, ça m’a donné la mine d’un ancien romantique reconverti dans la choucroute.
Chabotte n’était pas d’accord avec moi :
— Une idée que vous vous faites, monsieur Malaussène, vous prenez de la densité et cela vous surprend. C’est que, pour la première fois de votre vie, vous pesez votre poids d’homme sur notre bonne terre. Je vais pouvoir appeler le tailleur.
Le tailleur avait un nom rital, des doigts-libellules et le sourire de Vittorio De Sica. Chabotte sautillait gaiement autour de nous, conseillant une épingle par-ci, suggérant un rabat par-là, jugeant cette rayure trop fantaisiste, ce gris-noir trop clérical.
— Les chaussettes, monsieur Malaussène, les chaussettes… Ne jamais négliger les sous-vêtements, ils doivent faire peau avec le costume. N’est-ce pas, chère amie ?
Je l’affirme haut et fort : qui ne s’est jamais retrouvé à poil devant son éditeur, sous l’œil de feu Vittorio De Sica, pendant qu’un ex-ministre de l’Intérieur pousse des petits cris autour de lui, ignore tout de la honte.
Total, ils m’ont taillé trois costumes trois pièces, dans un de ces tissus extra-fins venus d’ailleurs et nettement au-dessus des moyens de Gatsby. (Benjamin Malaussène ou le cachemire cache-misère.)