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— Et portez-les, monsieur Malaussène, domestiquez votre nouvelle peau, je ne veux pas que vous donniez l’impression d’être tombé dans votre costume d’écrivain par hasard. Le best-seller, ça se porte sur soi !

* * *

— T’en as un beau costard, mon frère Benjamin !

— Tu veux racheter Belleville, toi aussi ?

— Marche pas sous les gouttières, Ben, si les pigeons te chient dessus, c’est une brique l’impact !

— Minimum.

Et ce petit crétin de Nourdine, poussé par Mo le Mossi et Simon le Kabyle, de m’accompagner partout avec un parapluie ouvert pour me protéger des pigeons.

* * *

Et la pub prit son vol.

Dès qu’on sortait de Belleville, dès qu’on passait Richard-Lenoir, Paris se couvrait d’affiches sibyllines, LE RÉALISME LIBÉRAL, en lettres grosses comme ça LE RÉALISME LIBÉRAL, sans un mot d’explication C’était censé émoustiller la curiosité publique. Une préparation d’artillerie avant ma propre offensive. « Sensibilisation au concept », « imprégnation du tissu urbain »… Il y avait des briefings bihebdomadaires sur ce sujet, aux Éditions du Talion. Une demi-douzaine de publicitaires débarquaient, bronzés comme un retour de safari, à la fois concentrés et volubiles, déployant leurs schémas sur la table de conférence, jouant de la baguette explicative et du marqueur péremptoire, avec des mines de Sioux galonnés, comme s’ils préparaient le jour le plus long. Ils exhibaient les premières photos de Clara, celles de mon regard-J.L.B., rasant sous l’arcade et pointé vers le milliard d’exemplaires. Ils disaient :

— Ici, nous vous proposons une rythmique particulièrement incisive, une alternance entre le concept et le regard, voyez-vous ? LE RÉALISME LIBÉRAL… et le regard. Saisissant, non ?

— J’aimerais bien avoir le regard de ce type…

Les gommeux me reluquaient en souriant poliment, façon de me faire comprendre que ce n’était pas demain la veille. C’est que je ne participais pas aux briefings en ma qualité de J.L.B., mais dans mon malaussenat habituel. Pas un seul d’entre eux ne me reconnaissait, ce qui mettait Loussa en joie.

— Pour avoir les yeux de J.L.B., il faut savoir ce qu’on veut, faut pas être un abonné au doute comme toi, petit con.

Je rendais son sourire à Loussa. Il y a des moments de la vie où on est entre potes, un point c’est tout.

* * *

Clara ne lâchait plus son appareil. Elle faisait de belles photos ; les photos publiques de J.L.B., que je négociais à prix d’or (la cagnotte de son petit se remplissait gentiment), et les intimes qu’on se gardait pour nous. Ce qui la passionnait surtout, c’était la métamorphose, le passage de son Benjamin à son J.L.B.

— Tu aurais pu faire un grand comédien, Benjamin !

Elle s’amusait. Elle s’amusait, ma Clarinette. Elle pensait pourtant à Saint-Hiver (je l’entendais pleurer parfois, le soir, quand j’apprenais mon texte dans la salle à manger, à côté des enfants endormis). Le commissaire Coudrier avait tenu à ce qu’elle se rendît seule à l’enterrement de Saint-Hiver. Il était venu la prendre dans sa voiture de fonction, celle-là même qui nous avait doublés, le jour de la noce, et il l’avait ramenée à la maison. Il avait été « gentil », Clara dixit. Gentil avec moi aussi, Coudrier, quand il m’avait coincé dans la porte qu’il refermait sur lui, en me sifflant à l’oreille :

— Et n’oubliez pas, Malaussène, tenez-vous loin de mon enquête, occupez-vous, et occupez votre famille, sinon…

La porte refermée, Clara avait dit :

— On a nommé un nouveau directeur à la prison. C’est un jeune, il poursuivra l’œuvre de Clarence.

J’avais coupé court.

— Les types de la pub adorent tes photos, ils disent qu’ils n’ont jamais rien vu de pareil.

* * *

Thérèse est intervenue une seule fois, dans toute cette histoire : le jour où le Concorde s’est posé sur ma tête.

— Je n’aime pas cette coiffure, Benjamin, elle te donne l’air méphistophélique. Ce n’est pas toi, et ce n’est pas sain.

* * *

Les photos et les slogans alternaient maintenant sur les murs de Paris. UN HOMME : mon front Wall Street. UNE CERTITUDE : mon sourire platine. UNE ŒUVRE : mon regard tungstène. Et, partout : LE RÉALISME LIBÉRAL. Photos et slogans n’avaient apparemment pas de liens les uns avec les autres, mais les affiches se rapprochaient insidieusement, laissant à penser qu’elles pourraient bien être les éléments d’un même puzzle, qu’un visage était en train de se constituer là, qu’une vérité s’annonçait pas à pas.

Le public était censé haleter d’impatience. *

* * *

— Si je te demande : « Quelle est votre principale qualité, J.L.B. ? », qu’est-ce que tu réponds ?

— « Entreprendre ! »

— Très bien. « Et votre principal défaut ? »

— « Pas de défaut. »

— Mais non, Benjamin, là tu réponds : « Ne pas tout réussir. »

— D’accord : « Ne pas tout réussir. »

— « Vous avez connu l’échec ? »

— « J’ai perdu des batailles, mais j’en ai toujours tiré l’enseignement qui mène à la victoire finale. »

— Bravo, Benjamin, tu vois, ça rentre !

Jérémy me faisait réciter mes futures interviouves. Cinquante pages de questions-réponses élaborées par Chabotte, qu’il fallait ingurgiter et resservir avec la spontanéité du prédateur. « Ne donnez surtout pas l’impression de réfléchir, monsieur Malaussène, la certitude doit jaillir de J.L.B., comme une source de pognon. »

Jérémy rentrait dare-dare du lycée et, au lieu de me présenter son cahier de textes comme c’était la coutume, il venait me chercher jusque dans les chiottes.

— Pas la peine de te planquer, Ben, je sais que tu es là.

Et c’était reparti pour un tour.

— « L’âge, que pensez-vous de l’âge ? »

— « Il y a des vieillards de vingt ans et des jeunes gens de quatre-vingts. »

— « Et à quarante ans ? »

— « À quarante ans, on est riche ou on n’est rien. »

— Parfait. « L’argent ? »

— Quoi, l’argent ?

— Eh bien, qu’est-ce que J.L.B. pense de l’argent ?

— Du bien.

— S’il te plaît, Ben, réponds exactement. « Comment vous situez-vous par rapport à la problématique de l’argent ? »

— Du côté de la planche à billets.

— Arrête, Ben, c’est quoi la bonne réponse ?

— Je ne sais pas.

— « L’argent a toujours paru suspect aux Français ; ce qui me paraît suspect à moi, c’est d’en vouloir et de ne pas en gagner. »

J’étais sauvé par le gong : l’heure sacro-sainte de la lecture.

* * *

On était en janvier, dans le vol Concorde AF 516, et il sut au premier regard que ce serait elle. Assise sur le siège voisin du sien, elle lui apparut d’emblée aussi tentante et inaccessible qu’un edelweiss trônant sur un sommet de zibeline. Une chose était certaine, il ne choisirait pas d’autre mère à ses enfants.

Son cœur, d’abord, s’était senti à l’étroit et il s’était plusieurs fois levé sans raison. Il n’était pas particulièrement grand. Ses gestes avaient gardé cette incertitude de l’adolescence qui faisait son charme et avait coûté bien des fortunes à ses ennemis. Quiconque le connaissait bien (mais ils étaient peu nombreux à le bien connaître) aurait perçu au frémissement de la fossette qui lui fendait le menton que Philippe Ahoueltène, le seul vainqueur de la bataille du Yen, le tombeur du Texan Hariett et du Japonais Toshuro, était ému.