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Il fallait la voir fermer les yeux, dilater les narines, aspirer une bibliothèque tout entière, et repérer par petites expirations les cinq exemplaires nominatifs en pur Japon sur des rayons bourrés de Verger, de Van Gelder, et de l’humble armée des Alfas. Elle ne se trompait jamais. Elle les classait à l’odeur, tous, papiers chiffons, toile, jute, fibre de coton, chanvre de Manille…

Loussa jouait à cela avec elle. C’étaient leurs jeux secrets. Tous les deux seuls chez Isabelle, Loussa lui bandait les yeux, il lui mettait des moufles et il lui collait un bouquin dans les pattounes. Isabelle n’en pouvait rien savoir, ni par le regard, ni par le toucher. Son nez, seul, parlait :

— C’est bien beau, ce que tu m’as donné là, Loussa, pas du papier mortel, ça, un Hollande de bonne tessiture… la colle : de l’Excellence-Tessier… et l’encre, si je ne m’abuse, l’encre… attends voir…

Elle dissociait le parfum aérien de l’encre de la puissante animalité de la colle, puis en énonçait les composants un à un, jusqu’à retrouver le nom de l’artisan disparu qui produisait jadis cette merveille d’encre-là, et la date exacte du cru.

Elle lâchait parfois son rire de grenaille.

— Tu as essayé de me rouler, mon salaud, la reliure ne date pas de la même époque… Une peau antérieure de vingt ans. C’était bien joué, Loussa, mais tu me prends vraiment pour une autre.

Sur quoi, elle sortait le nom du moulin d’où venait le papier, le nom du seul imprimeur à utiliser cette combinaison d’ingrédients, et le titre du livre, et le nom de l’auteur, et la date de parution.

Parfois, Loussa se contentait de faire parler les doigts d’Isabelle. Il lui était ses moufles. Il obturait ses narines de petits nuages hydrophiles. Il regardait les mains d’Isabelle caresser le papier :

— Papier mousseux, étouffé, trop spongieux, jaunira, tu verras ce que je te dis, dans quatre-vingts ans, les petits-enfants des enfants que nous n’avons pas faits retrouveront ce bouquin jaune comme un coing, l’hépatite y travaille déjà.

Elle n’était pas pour autant ennemie du papier périssable, en fibre de bois. Savante, certes, mais rien d’une snob. Elle s’émouvait de ce que les livres aussi fussent mortels. Elle vieillissait en même temps qu’eux. Elle ne pilonnait jamais, ne jetait jamais un seul exemplaire. Ce qui vivait, elle le laissait mourir.

* * *

Loussa vibrait de conviction, au chevet de Malaussène.

— Comment veux-tu qu’une femme incapable de bazarder un livre de poche ait pu t’envoyer à la mort ? C’est ce qu’il faudra lui expliquer, à ta Julie.

Mais il fallait dire autre chose à Julie, beaucoup plus que cela, pour lui faire comprendre Isabelle. Il fallait remonter à la nuit où Loussa l’avait rencontrée. Il fallait replonger dans cette crise des années trente, un temps où toute l’Europe crevait de faim, mais où les rois du tissu et les maniaques du papier, les nababs de la haute couture et les princes bibliophiles nourrissaient leurs passions, comme si de rien n’était, aux deux extrémités d’une chaîne dont les maillons les moins fréquentables traversaient la nuit obscure des poubelles.

Or, les poubelles étaient rarement pleines en ces temps de disette. On y jetait peu, on y récupérait beaucoup, on s’y battait à mort. Toutes les guerres naissent du même axiome : les poubelles ont horreur du vide. Une poubelle est prise d’assaut à Levallois ; c’est l’Europe qui s’embrase. Et on voudrait que les guerres soient propres…

Les premières armées de cette Seconde Guerre mondiale furent des bataillons de chiffonniers pataugeant dans les gadoues, l’œil fixe, le crochet au poing. (« Les cicatrices que faisaient ces crochets, petit con, tu n’as pas idée… ») Des escouades d’égoutiers surgissaient du pavé, et l’aube trouvait les chiffonniers de surface un croc en tête, tassés dans des poubelles vides. Ces escarmouches n’étaient rien auprès des batailles qui se jouaient aux champs d’épandage de Saint-Denis, de Bicêtre ou d’Aubervilliers. Vraie préfiguration de Stalingrad que ces combats immobiles où des statues de merde s’empoignaient pour la conquête d’une sentine, le contrôle d’une fosse, l’entrée d’une usine de transformation, trente mètres de rails où déchargeaient les bennes.

Cette guerre d’avant la Guerre avait ses armées, ses stratèges, ses généraux, ses services de renseignements, son intendance, son organisation. Et ses solitaires.

Le Chauve était de ceux-là.

Le Chauve était un Polonais recraché à la surface par une convulsion de la mine. Le Chauve était le père d’Isabelle. Un chômeur polonais, résolu à ne jamais replonger. Au gouffre du travail le Chauve avait laissé la plus belle chevelure de Pologne. Il errait par les rues sans un poil sur le caillou. Il arborait un costume blanc par horreur professionnelle du noir. Le Chauve était le seul à savoir qu’il sortait du charbon. Les autres le prenaient pour un prince polak déchu, un de ces types venus de l’Est pour nous faucher nos taxis. Mais le Chauve ne voulait pas faire le taxi… Le taxi, c’était la mine à l’horizontale. Non, le Chauve vivait du portefeuille des autres. Il ne mendiait pas, il assommait. Il assommait, il empochait, il dépensait, puis il assommait à nouveau. Il savait que cela ne pourrait pas durer éternellement. Il assommait en attendant de trouver une meilleure idée. Il croyait à l’« idée » aussi aveuglément que le joueur à sa martingale. Aucune raison pour qu’il ne trouvât pas son idée, puisque même sa femme en avait trouvé une. Le Chauve et sa femme s’étaient séparés d’un commun désaccord. Elle s’était mise tricoteuse, c’était ça, son « idée » à elle, elle faisait sauter les anges. Comme le Chauve était catholique, ils s’étaient séparés. Il lui avait laissé les trois garçons et s’en était allé avec la fille. Isabelle désolait son père. Elle mangeait comme si elle se méfiait de la vie : trois fois rien. Il fallait dépenser beaucoup, tout essayer, les mets les plus fins. Le Chauve vidait le caviar dans la poubelle et redescendait dans la rue. Il pensait qu’Isabelle mangeait peu parce qu’elle lisait trop. Chaque fois qu’il ressortait assommer pour elle, il se promettait d’y mettre bon ordre. Mais il craquait en cours de route ; il remontait avec les revues préférées de la petite. Il adorait voir l’énorme tête d’Isabelle, si semblable à la sienne, penchée sur Modes et Travaux, La Femme chic, Formes et Couleurs, Silhouettes, Vogue… Isabelle deviendrait-elle modiste, une Claude Saint-Cyr, une Jeanne Blanchot ? Il fallait manger, pour cela. Même les mannequins mangeaient. Mais c’étaient des revues qu’Isabelle dévorait, du papier… Et les romans, surtout, dans les revues. Les feuilletons défilaient dans la tête d’Isabelle en convois interminables. Elle découpait les pages, elle les cousait en cahiers, elle faisait des livres. De cinq à dix ans, Isabelle avait lu tout ce qui lui était tombé sous les yeux, sans distinction. Et son assiette était restée pleine.

Le Chauve trouva son « idée », une nuit d’embuscade dans le Faubourg Saint-Honoré. Il suivait un gros tweed d’une soixantaine insouciante. Il préparait son poing. Mais voilà que, sous les arcades des Tuileries, la concurrence lui piqua son gibier. Deux ombres jaillies de l’ombre. Contre toute attente, le tweed ne voulut pas lâcher son portefeuille. Il se fit massacrer. Un pied fit exploser son visage, ses reins craquèrent. Étouffé par la douleur, le tweed ne pouvait pas crier. Le Chauve estima qu’on gâchait le métier. Il se fit sauveteur. Il aplatit les deux gouapes l’une contre l’autre. Des jeunots légers comme des gamelles vides. Puis il aida le gros tweed à se relever. C’était une fontaine de sang. Le Chauve obtura, tamponna, mais l’autre n’avait qu’un mot à la bouche :