Выбрать главу

— Mon Loti, mon Loti…

Son estomac crachait des caillots, et parmi eux, ce seul mot :

— Mon Loti…

Il pleurait d’une autre douleur :

— Une édition originale, monsieur…

Le Chauve n’y comprenait rien. Le tweed avait perdu ses lunettes. Il plongea sur le trottoir. Qu’est-ce que c’était que ce type qui se vautrait dans son sang ? Il tâtonnait comme un perdu :

— Un japon impérial…

Pur produit de la mine reconverti dans l’embuscade nocturne, le Chauve était nyctalope. Il retrouva ce que l’autre cherchait. C’était un petit bouquin qui avait valsé à quelques encablures de là.

— Oh ! monsieur… monsieur… si vous saviez…

Le tweed serrait convulsivement le petit livre contre son cœur.

— Tenez, je vous en prie, si, si…

Il avait ouvert son portefeuille, il tendait au Chauve une vraie demi-fortune. Le Chauve hésitait. Pour un assommeur, c’était de l’argent malhonnête. Mais l’autre lui enfourna la liasse dans sa poche.

Quand le Chauve raconta l’aventure à Isabelle, la gamine eut un de ses plus rares sourires :

— C’était un bibliophile.

— Un bibliophile ? demanda le Chauve.

— Un type qui préfère les livres à la littérature, expliqua l’enfant.

Le Chauve flottait.

— Pour ces gens-là, il n’y a que le papier qui compte, dit Isabelle.

— Même s’il n’y a rien d’écrit dessus ?

— Même si ce sont des bêtises. Ils rangent les livres à l’abri de la lumière, ils ne les coupent pas, ils les caressent avec des gants fins, ils ne les lisent pas : ils les regardent.

Puis la gamine fut prise de fou rire. Le Chauve avait longtemps pris les fous rires de la petite pour des crises d’asthme provoquées par le poussier des corons. Mais non, cette fuite d’air entre les joues d’Isabelle, c’était un rire qui n’en finissait pas. Le Chauve n’en comprenait jamais la raison. Cette fois-ci, la petite s’expliqua.

— Je viens d’avoir une idée très « Faubourg Saint-Honoré ».

Le Chauve attendit.

— Ce serait rigolo de faire des livres rares avec les tissus d’Hermès, de Jeanne Lafaurie, de Worth, d’O’Rossen…

Elle hoquetait le nom de tous les couturiers du coin.

— Le comble du « chic », non ?

L’idée d’Isabelle devint l’idée du Chauve. La gamine avait raison. Le Chauve venait de comprendre un truc : les esthètes ne débandent jamais. Quoi qu’il arrive au monde, la haute couture coudra toujours plus haut, la gastronomie nourrira toujours les princes, les amateurs de concerts accorderont toujours leurs violons, et, dans les pires convulsions planétaires, il se trouvera toujours un petit gros en tweed pour mourir à la place d’une édition originale.

Le Chauve démarcha les couturiers. Les couturiers trouvèrent l’idée « chic » en effet. Le Chauve récupéra leurs chutes. Isabelle fouillait les poubelles, triait les tissus, jetant la laine et les premiers synthétiques, conservant le lin, le coton, le chanvre et le fil. Le Chauve alimenta les moulins les plus réputés et les meilleurs imprimeurs sortirent bientôt Barrés en Balenciaga, Paul Bourget relié Hermès, Anouilh taillé Chanel ou Le Fil de l’épée du jeune de Gaulle en pur fil de chez Worth. Quelques exemplaires nominatifs par auteur, mais dont la cotation suffisait amplement à remplir les assiettes d’Isabelle.

Le Chauve aurait dû s’en contenter. Son « idée » était plus chrétienne que celle de sa femme, ses costumes étaient d’un blanc désormais irréprochable, et sa petite fille mangeait à sa faim, trouvant enfin le monde à son goût.

Hélas, le Chauve était un expansionniste. Il s’était fait une rente dans le livre rare, il voulut devenir le pape des bibliophiles, le dieu du papier chiffon qui fait les livres immortels. Les chutes de la haute couture ne lui suffirent plus. Il lui fallut tout le chiffon de la capitale, un monopole. Mais le Chauve était aussi un Polonais très chrétien. Il ne voulait pas traiter avec les Juifs du Sentier ou du Marais. Or, là était le tissu. Et les peaux, pour les reliures. Le Chauve engagea une armée de biffins qu’il lâcha sur les poubelles juives. Ses troupes revinrent cabossées, et les mains vides. Le Chauve en fut tout stupéfait. On s’opposait à lui. C’était la première fois. Il arma ses chiffonniers de crochets empoisonnés. Deux d’entre eux revinrent morts. Les survivants étaient à ce point terrorisés qu’ils n’arrivaient pas à expliquer. Non, ils ne savaient pas ce qui leur était arrivé, non, ils n’avaient rien vu. C’était comme si la nuit était devenue compacte, tout à coup, comme s’ils s’étaient fracassés contre le mur de la nuit. Ils avaient été mis en déroute par des poubelles hantées. Ces rues juives, ils ne voulaient plus y remettre les pieds. Les armées du Chauve se débandèrent, malgré ses promesses de fortunes faciles, malgré ses poings. Le Chauve en fit d’authentiques cauchemars. Isabelle l’entendait hurler dans son sommeil : « La nuit est juive ! » Sa terreur résonnait dans tout le Faubourg Saint-Honoré : « LA NUIT EST JUIVE ! » Des contes à ne plus jamais dormir lui remontaient de son enfance polonaise. Grand-mère Polska se penchait de nouveau sur le berceau du Chauve. Grand-mère Polska lui faisait réciter ses prières. Grand-mère Polska racontait. Elle disait l’histoire d’un shtetel sur le bord de la Vistule où des sacrificateurs à papillotes passaient la nuit du vendredi à cisailler les petits garçons. Et, disait grand-mère Polska, les plaintes de ces martyrs remontent le fleuve, de Gdansk à Varsovie, sur le souffle glacé de la Baltique, pour tourmenter l’âme des petits chrétiens endormis : « Dors bien, mon chéri. » Le Chauve se réveillait à l’équerre : cette engeance était plus terrible que sa propre femme ! Ils ne faisaient pas d’anges, ils les découpaient tout vivants.

Vint la nuit où le Chauve décida de ne pas se coucher. Il revêtit son alpaga le plus immaculé, y noua une cravate blanche, y piqua un œillet blanc, prit la main d’Isabelle, et partit en pogrom. Il avait besoin de la petite pour flairer les tissus. Pour le reste, il n’avait besoin que de sa foi, de ses poings, et de son tracteur Latil avec ses trois remorques et ses quatre roues motrices.

Isabelle reniflait les meilleures chutes à distance. Le Chauve empoignait les poubelles et les vidait dans ses remorques. Il ne sentit le danger qu’à la cinquième poubelle. Personne, dans cette rue du Pont-aux-Choux, pourtant. Mais, disait grand-mère, « les Juifs croient aux fantômes au point de se rendre invisibles. Ils sont partout et on ne les voit nulle part ». Le Chauve lança son poing d’où venait l’attaque. Le poing rencontra un visage et le Chauve entendit un corps s’effondrer, très loin de l’impact. Il ne se soucia pas de ce qu’il venait d’abattre là, il vida la poubelle dans sa remorque et poursuivit sa route, comme un archange vendangeur.

* * *

— C’était mon grand frère qu’il venait de tuer, cet antisémite de merde.

À quelque cinquante années de là, Loussa, nègre de Casamance, hochait la tête au chevet de son ami Malaussène.

— Bien sûr, tu n’es pas d’humeur à compatir, mais tout de même, ça me fait quelque chose d’y repenser.

Malaussène était horizontal.

— Un seul coup de poing, et le visage de mon frère aussi aplati qu’une mouche sur le coin d’un buffet.

Malaussène pouvait tout entendre.

— Mais c’est cette même nuit que j’ai rencontré Isabelle pour la première fois.

La voix de Loussa avait fondu.

— Pendant que mes frangins chinaient, souvent je me planquais, moi. Je me trouvais un coin peinard, quelque chose de confortable, près d’un réverbère, et je sortais un bouquin de ma poche.