Quand, cette nuit-là, l’énorme visage de la petite s’était penché sur la poubelle de Loussa, Loussa avait d’abord cru à une éclipse de lune. Ou qu’on lui avait fauché son réverbère. Mais il avait entendu une voix :
— Qu’est-ce que tu lis ?
C’était une voix sans souffle, éraillée, de petite fille asthmatique. Loussa répondit :
— Dostoïevski. Les Démons.
Une main incroyablement potelée fit irruption dans sa poubelle.
— Prête-le-moi.
Loussa tenta de se défendre.
— T’y comprendras rien.
— Vite ! Je te le rendrai.
Deux prières dans cette voix : il fallait prêter, et il fallait faire vite. Isabelle fut la toute première femme à qui Loussa eût cédé. Et la seule qui ne le lui fit jamais regretter.
— Surtout, ne bouge pas.
Elle couvrit la poubelle d’une feuille de carton qui traînait là, elle fit non de la tête au Chauve qui s’approchait, et passa à la suivante.
Lorsque les frères de Loussa ramenèrent le corps de leur aîné à la maison, ils ne purent pas fournir à leur père plus d’explications que les biffins n’en avaient donné au Chauve.
— On a été attaqués par un fantôme.
— Un fantôme tout blanc sur un tracteur Latil.
— Les fantômes ne conduisent pas de tracteur, dit le père. Superstitions de nègres.
— On ne redescendra plus là-bas, répondirent les fils.
Quant au Chauve, il ne sut pas d’abord à qui il venait de déclarer la guerre. Il était rentré à la maison vainqueur de la nuit juive, voilà tout. Il y retournerait la nuit prochaine. Mais, quand il revint de cette seconde expédition, ses propres entrepôts étaient en flammes. Le feu avait été allumé par un colosse africain aussi crépu qu’il était chauve, aussi noir qu’il était blanc, et que ceux de sa race prenaient aussi pour un prince, un prince de la Casamance, roi de Zinguapor, venu nous faucher nos taxis, quand il n’avait été que le majordome d’un marchand d’arachides auquel il avait cassé la tête un jour que l’autre, une fois de trop, l’avait traité de babouin géant. Le prince de Casamance dédaignait les taxis. Il régnait sur les poubelles du Marais, mais c’était pour habiller son monde à lui, pas pour partager avec le Chauve.
— Bref, je te passe les détails, petit con, mais ces deux-là ne pouvaient pas s’éviter éternellement. Tous les ingrédients étaient rassemblés pour un duel mythique. Le duel eut lieu une nuit de pleine lune, et ce fut la fin de mon enfance. On les a retrouvés morts tous les deux, dans la pure tradition de la biffe, de la barbaque partout, dépiautés à coups de crochet.
La respiration de Malaussène était à ce point artificielle qu’il ne semblait pas tout à fait réel non plus.
— Et Isabelle, me diras-tu ?
C’était sans doute la question qu’aurait posée Malaussène, oui.
— Eh bien, pendant que les deux grands s’envoyaient au ciel, Isabelle m’avait retrouvé dans ma poubelle favorite. Elle avait lu le Dostoïevski, elle me le rendait comme promis. « Tu y as compris quelque chose ? j’ai demandé. — Non, rien. — Tu vois… — Mais ce n’est pas parce que le livre est compliqué. — Ah bon ? — Non, c’est autre chose. » (Je te rappelle, petit con, qu’à deux rues de là nos papas s’étripaient.) « C’est quoi, alors ? — C’est Stavroguine », a répondu Isabelle. Elle avait la même tête que maintenant. Impossible de lui donner un âge. « Stavroguine ? — Oui, Stavroguine, le personnage principal, il cache quelque chose, il ne dit pas la vérité, c’est ça qui rend le livre si compliqué. — Comment tu t’appelles ? — Isabelle. — Moi, c’est Loussa. — Loussa ? — Loussa de Casamance. » (On entendait le souffle des papascolosses, on entendait le cliquetis des crochets.) « Loussa, il faudra qu’on se revoie quand ce sera fini. — Oui, il faudra qu’on se revoie. — Il faut qu’on se revoie toujours. » C’est à ça qu’on comprenait que c’était une gamine. Mais, en y réfléchissant bien, « jamais » et « toujours » sont encore dans son vocabulaire d’aujourd’hui.
« Après les deux enterrements, on nous a flanqués en pension. Deux pensions différentes, bien sûr, mais on a vaillamment tenu le coup. On se voyait aussi souvent que possible. Les murs sont faits pour être sautés.
« Et maintenant, écoute bien, petit con. Le 9 juillet 1931, on a visité ensemble le Palais des colonies, Isabelle et moi. Les colonies, c’était un peu moi, si tu vois ce que je veux dire. Donc, on s’envoie le Palais des colonies, et voilà qu’on tombe sur le premier bibliobus. Deux mille cinq cents bouquins sur un moteur de dix chevaux. La culture à roulettes. Peut-être pour faire visiter la Casamance aux Trois Mousquetaires… Tu imagines notre enthousiasme !
« On s’est fait balader dans tout Paris avec une bande de mioches, des bouquins ouverts sur les genoux.
« Retiens bien cette date, le 9 juillet 1931, c’est la vraie date d’Isabelle. Elle a dégoté un tout petit bouquin dans les rayonnages, elle m’a dit : « Regarde. » C’était La Confession de Stavroguine, la dernière partie des Démons de Dosto, tirée à part chez Pion, je crois. Isabelle s’est mise à lire comme s’il s’agissait d’une lettre personnelle. Et tout de suite elle a pleuré. Attendrissement des bibliogirls, tu penses : « Comme c’est beau, une petite qui pleure sur un roman… » Elle a pleuré tout au long de sa lecture et ça n’avait rien de beau. Déshydratation complète. J’ai cru qu’elle allait se faner sur place, tomber morte-sèche. Le bus a dû nous cracher sur son parcours. Ils ne pouvaient pas se permettre une enfant noyée dans ses larmes le jour de l’inauguration. Debout sous le lion de Denfert, Isabelle m’a regardé :
« — Je sais pourquoi Stavroguine se conduisait comme un fou dans Les Démons.
« Ses yeux étaient secs comme des pierres à feu, maintenant. Je n’avais qu’une idée : la remplir de flotte pour qu’elle puisse pleurer encore une fois dans sa vie.
« — Il a violé une petite fille.
« Qu’est-ce que je pouvais répondre à ça ?
« — Et tu sais ce qu’a fait la petite fille, Loussa ?
« — Non.
« — Elle l’a menacé du bout du doigt.
« — C’est tout ?
« — Qu’est-ce qu’une petite fille peut faire de plus, d’après toi ?
« — Je ne sais pas.
« — Elle s’est pendue.
« Là, elle a encore lâché une rafale de sanglots secs. C’était terrible, parce qu’avec sa tête si molle déjà, et son corps comme un os, j’avais peur qu’elle s’empale sur elle-même.
« — Moi, quand je serai grande…
« Elle étouffait.
« — Quand je serai grande, je serai inviolable.
« Et brusquement, elle a lâché son rire de victoire, tu sais, son rire chuinté… Ses mains ont dessiné dans l’espace la silhouette de son énorme tête fichée sur le pieu de son corps, et elle a répété en rigolant :
« — Comme maintenant : inviolable !
Loussa avait déjà un pied dans le couloir de l’hôpital, la main sur la poignée de la porte, et le vague désir de se faire descendre en sortant. Il se retourna vers l’ami comateux :
— C’est ça qu’il faut lui expliquer à ta Julie, petit con, on ne tire pas sur une femme qui a une petite fille pendue dans la tête.
30
C’est vrai, Julie, nom de Dieu, arrête le massacre, cesse le feu, dépose les armes, laisse tomber ! Qu’est-ce que c’est que ces histoires de vengeance ? Tu fais comme tout le monde, maintenant, tu trouves des responsables ? Chabotte m’a fait descendre, Gauthier travaillait pour Chabotte, Calignac payait Gauthier, Zabo employait Calignac, Loussa aime Zabo… Tous responsables, alors ? Où vas-tu t’arrêter, Julie ? Où vas-tu tracer les frontières de l’innocence sur le vaste continent de la culpabilité ? Parce qu’il n’y a aucune raison pour que tu t’arrêtes quelque part, réfléchis deux secondes, bordel ! Bâillonne ton foutu cœur de femme ! Chabotte trônait au sommet de la montagne hiérarchie, est-ce que tu vas flinguer toute la hiérarchie de Chabotte ? Tu vas bousiller Coudrier, Caregga, Thian, le Quai des Orfèvres ? Et quand tu auras fini de nettoyer ce côté-là, il te restera encore des balles dans ton chargeur pour t’attaquer à tous les autres ? La vengeance est le territoire infini des à-côtés, Julie. Ton gouverneur de père ne te l’a pas assez expliqué ? Le traité de Versailles a fabriqué des Allemands brimés qui ont fabriqué des Juifs errants qui fabriquent des Palestiniens errants qui fabriquent des veuves errantes enceintes des vengeurs de demain… Est-ce que tu vas vraiment exécuter les employés du Talion jusqu’au dernier, Julie ? Et pourquoi pas la tribu Ben Tayeb, tant que tu y es, ou ma petite famille ? Clara, par exemple, qui a pris de si jolies photos de J.L.B., Jérémy et le Petit qui me faisaient si bien réviser les interviouves de J.L.B., tous responsables, non ? Pas au même degré ? Mais il n’y a pas de degré en terre de vengeance, Julie ! Pays sans climat, ça ! Contrée mentale ! Pas la moindre variation atmosphérique ! Planète sans humeur, macroclimat des certitudes ! Rien qui vienne troubler la chaîne des réactions en chaîne : le responsable abattu désigne le responsable d’à côté avant de s’écrouler, le coupable passe la balle au coupable et dame Vengeance fait son ménage, aveugle, comme toutes les moissonneuses. Arrête, Julie ! Rengaine ! Tu vas te faire des ampoules aux doigts que Thian ne t’a pas encore coupés, et quand tu auras flingué tout ce qui bouge, c’est moi que tu viendras achever, en bonne logique de vengeresse ! Tu te rappelles la scène que tu m’as faite avant de me quitter ? Oui ? Non ? Responsable, tu disais, coupable de ne pas être mézigue, le crime des crimes, selon toi !