En vérité, Julie, je te le dis, les choses ne se passeront pas autrement, tu finiras par venir débrancher en moi cet autre qui t’a privée de moi. Ce sera par un soir d’hiver — une aube, plutôt, les exécutions ont toujours lieu à l’aube, histoire de nous faucher une vie plus un jour — une aube d’hiver, et je serai là, allongé, ma peau en éveil, tous mes vibratiles dehors, dans l’attente hérissée de Berthold, cet allumé qui veut m’éteindre. Et voilà que mes papilles capteront la vibration de ton pas, car l’air palpite, autour de nous, Julie, tu le savais ? Et notre peau passe sa vie à décoder ces battements-là, le savais-tu ? « Ce n’est pas Berthold, me dira ma peau, détends-toi, Malaussène, c’est ta Julie », et ce sera toi en effet, et je te reconnaîtrai aussi sûrement que je capte les éclats de Jérémy, la voix paisible de ma Clara, le battement double de son cœur d’enceinte, les brèves décharges de Thérèse, les trilles du Petit qui parle encore la langue ahurie des oiseaux, toute joyeuse du son des mots… Je te reconnaîtrai, Julie, dès ton premier pas dans le couloir, je ne t’entendrai pas, non, mais l’air que chasse devant toi ton grand pas de baroudeuse viendra battre à ma peau, et je te reconnaîtrai, car il n’y a pas deux démarches comme la tienne en ce bas monde, si puissamment animée par la certitude d’aller quelque part.
Ainsi songeait Malaussène en son coma dépassé. S’il sortait un jour du tunnel que cette balle avait creusé en lui, il n’irait pas raconter aux caméras ces histoires radieuses des post-mortem qui en sont revenus (divines surprises aux couleurs boréales, repos de l’esprit, paix du cœur, orgasme de l’âme), non, il dirait seulement sa peur de Berthold le débrancheur, ses soucis d’ici qui ressemblaient fort à des soucis vivants. Il ne pensait pas sérieusement que Julie viendrait l’achever. C’était manière de ne pas penser à Berthold, petite ruse. Il évoquait Julie. Il taquinait leur amour. Il glissait vers elle, bras ouverts, le long de la ligne verte qui traversait l’écran. Il fuyait l’image de Berthold pour se réfugier dans l’image de Julie. Jérémy l’avait sauvé une fois, mais les salauds ne s’amendent que le temps de leur peur, et Berthold n’aurait pas peur indéfiniment du bistouri de Jérémy, Berthold n’avait peur que de Marty. Or voilà que Marty tournait au Japon, conférences, pour le bien de la santé nippone. Marty, Marty, pourquoi m’as-tu abandonné ? Quand la vie ne lient qu’à un fil, c’est fou le prix du fil ! Mais vivait-il seulement, Malaussène ? Coma dépassé… mort cérébrale… le vide… il n’était pas porté à contester les diagnostics… « Ce type est mort ! Cliniquement mort ! » Berthold plantait les pieux de la certitude… « Lésions irréversibles du système nerveux central ! »… « Trotski et Kennedy se portaient mieux que lui ! » La voix-Marty répondait avec fermeté mais sans conviction : « Coma prolongé, Berthold, vivant à part entière ! » Ça sonnait faux, ça sonnait affectueux, désolé, mais pas scientifique, pour une fois. Marty répondait contre lui-même. Il fallait de la science, face à la science de Berthold. Alors, Thérèse avait dressé la sienne toute droite : « Absurde ! » Les points d’exclamation de Thérèse, c’était autre chose. Pas un bûcheron au monde n’aurait pu en venir à bout. « Benjamin mourra dans son lit à l’âge de quatre-vingt-treize ans ! » Tu parles d’une consolation… Toute cette durée à tirer au plumard… Les années immobiles, ça se fissure, ça suinte, ça dégouline par en dessous, et ça finit sur un matelas vibratoire comme dans un motel spécialisé… Malaussène avait aussi des visions de figues poisseuses grillant leur jus sur des claies en plein soleil… Quatre-vingt-treize ans… Merci, Thérèse ! « Utiliser nos lits pour cultiver des légumes, ça va se savoir, mon vieux, ça va se savoir ! »… Mais, bon Dieu, comment fais-je pour entendre ça — lui qui n’entendait plus, justement, au dire de l’Académie — et comment fais-je pour penser — lui dont le cerveau déroulait à perte de vue la pelote de ses idées en un seul fil sans but ni sursaut, encéphalogramme plat, cheveu d’ange mort —, comment suis-je renseigné, et qui renseigne-t-on en moi, d’ailleurs, puisque je n’y suis plus ?…
Pas douteux, pourtant, qu’il sût tout, comprît tout, retînt tout, depuis les tout premiers instants où cette balle l’avait aligné, tout, la cavalcade aux urgences, l’ouverture et la fermeture de sa boîte à songes par les toubibs ennemis, la visite continue de la famille à l’hôpital (ils venaient rarement en bande, ils se distribuaient les heures, de façon qu’il ne fût jamais seul ni jamais encombré, ils lui parlaient comme s’il était toujours à part entière, consigne pertinente de Thérèse — la seule d’ailleurs à ne pas lui adresser la parole)… D’où venait qu’il les reconnaissait, les siens, ses siens à lui, Jérémy braillant un 20 sur 20 en chimie (méfiance, il y a danger pour tout le monde quand ce môme se met à cartonner en chimie), Clara lui annonçant les performances de son Clarence portatif : « Il bouge, Ben, il donne des coups de pied » (ça promet…), les amours colossales de Julius le Chien narrées par le Petit, les leçons chinoises de Loussa, la trouille de Loussa pour Zabo, les lectures que lui faisait Loussa pendant ce qu’il supposait être une bonne partie de la nuit : « Voilà ce qu’on sort en librairie cette semaine, petit con, c’est tout de même mieux que du J.L.B., non ? » Était-il donc vivant, pour que Loussa s’autorisât encore l’humour à ses dépens ? Ou bien était-ce cela, la mort, justement, planer délicieusement dans l’affection des siens, sans engagement de sa part, soulagé du droit de réponse en même temps que de la pesanteur, jouisseur à perpète de l’intimité des aimés, vive la mort, donc, si c’était cette vie-là !… Mais non… trop beau… ils finissaient par sortir de sa chambre, les aimés, tous, jusqu’à Loussa, venu le dernier, et la pensée-Malaussène ne les suivait pas, aucunement affranchie de l’attraction terrestre, écrasée là, au contraire, sur ce lit, par ce corps, et Malaussène restait seul, un hôpital autour de lui.