— Elle n’est plus dans la piaule.
— Sans blague ?
— Elle est blessée, elle s’est tirée, elle a laissé deux doigts collés au mur.
— Quoi ?
— Le Viet lui a coupé deux doigts.
— S’est barrée avec deux doigts coupés ?
— Le Viet ne lui a pas coupé les jambes !
— Quand même…
— Sacrée nana, hein ?
— Vaut mieux l’avoir dans son plumard que dans le camp d’en face.
— Seule contre tous, Rambo femelle…
De glissements de conversation en glissement de foule, Julie s’était glissée hors du quartier, hermétiquement bouclé, chaque immeuble passé au peigne fin, renforts de police, concert de sirènes, tous les Japonais du coin regrettant d’avoir acquis cette portion Saint-Honoré-Pyramides-Saint-Roch qu’ils croyaient mieux à l’abri de la mort violente.
Julie s’était dirigée vers la rue de Rivoli, où était garée sa voiture, une carte de flic en évidence derrière le pare-brise fumé. Julie avait loué une auto de jeune flic, une 205 GTI, deux fois rayée de rouge, comme sa paire de tennis. Elle était d’humeur à s’offrir les boulevards périphériques, accélérateur au plancher, tourner jusqu’à comprendre. Tourner jusqu’à entrer dans la tête de ce type. À tout hasard, Julie avait conservé une balle dans son barillet. Pour cette tête, justement. Cette tête qu’elle ne connaissait pas. Pourtant elle en savait plus sur lui que toute la flicaille qui venait de faire son siège. Qu’est-ce que savait Julie ? Julie était en pleine énumération.
Premièrement, Julie savait que ce type avait exécuté Chabotte, après qu’elle l’eut interrogé — car elle s’était contentée d’interroger Chabotte.
Deuxièmement, Julie savait que ce type avait exécuté Gauthier, après qu’elle l’eut interrogé — car elle s’était contentée d’interroger Gauthier.
Troisièmement, Julie savait que ce type avait laissé sur le lieu de chacun de ses crimes un bel indice signé Julie : la B.M.W. qu’elle avait louée, abandonnée à l’orée du Bois où l’on avait retrouvé Chabotte, et l’Audi qu’elle avait louée, abandonnée au bord du parc Montsouris où l’on avait retrouvé le cadavre de Gauthier, rue Gazan.
Julie savait que ce type l’avait suivie pas à pas, roue dans la roue, lui fauchant pour chacun de ses crimes une des bagnoles qu’elle n’utilisait pas. Julie savait que ce type connaissait ses identités, toutes : l’italienne, la grecque, l’autrichienne, et sa toute récente vocation d’inspecteur en civil. Ce type connaissait ses planques, ses déguisements, ses ruses, ses itinéraires et ses voitures. Ce type la connaissait, elle, Julie, personnellement, il n’y avait pas à sortir de là. Il la connaissait et voulait lui faire porter le chapeau d’un massacre dont elle ne saisissait pas le sens. Voulait-il l’empêcher d’apprendre quelque chose en abattant ceux qu’elle interrogeait ? Absurde, puisque précisément il les abattait après qu’elle les avait interrogés.
Ainsi songeait Julie en se dirigeant vers sa voiture de jeune flic impétueux. Qui est-il ? Que veut-il ? Jusqu’où va-t-il aller ?
Était-elle encore veuve, en cet instant précis, ou de nouveau une journaliste en chasse ? La question, pensait Julie, aurait passionné Benjamin. Pourquoi n’allait-elle pas trouver le premier flic venu, lui expliquer son affaire ? Elle avait la police nationale aux trousses pour des meurtres qu’elle n’avait pas commis. Il lui suffisait d’étaler la collection complète de ses dix doigts sur le maroquin du divisionnaire Coudrier et son innocence serait prouvée. Deux doigts irréfutables. Au lieu de quoi Julie préférait jouer les cibles vivantes dans une ville grouillant de types mandatés pour l’abattre. Pire, en s’acharnant à débusquer ce tueur, elle égarait les limiers de Coudrier. Le véritable assassin de Benjamin se la coulait douce, à l’abri de la fausse piste Corrençon.
Veuve, donc, ou journaliste ? Les battements de ce cœur, Julie, sanglots étouffés ou délicieuse excitation de la traque ? Lâche-moi, Benjamin, tu veux ? Laisse-moi faire mon boulot… Ton boulot ? Mon boulot, Benjamin : arriver la première ! « Les journalistes, arriver les premiers quelque part ? Tu rigoles ? Enquêtes personnelles ? Mon cul, ricanait Benjamin, tout ce que vous savez faire, aujourd’hui, vous autres journaleux, c’est aller secouer vos petits calepins sous les stylos des flics ! Les voilà vos informateurs ! On comprend que vous teniez à les garder secrets ! Vous n’êtes plus que les auxiliaires de la police, Julie, vous crayonnez les brouillons des juges d’instruction au nom de la liberté d’information ! » Benjamin et Julie… leur unique source d’engueulade. Mais qui vomissait des torrents.
Julie était blanche de rage quand elle déboucha rue de Rivoli, tout entière dans sa querelle avec Benjamin. Elle savait, à présent, pourquoi elle courait après ce tueur. Une seule raison : prouver à Benjamin que si le journalisme avait encore un honneur, Julie était l’honneur du journalisme ! Avoir le dernier mot, une fois pour toutes. Une autre façon d’être veuve. Non, elle n’irait pas trouver Coudrier, non, elle n’était pas un auxiliaire de la police. Elle mettrait la main sur ce type, seule. Elle débusquerait la vérité, seule. Elle lui flanquerait sa dernière balle dans la tête. Seule.
Encore fallait-il qu’elle retrouve sa bagnole.
Mais, rue de Rivoli, plus de voiture.
La place était vacante.
D’accord, pensa Julie.
Compris.
D’autant que, gouttant du trottoir dans le caniveau, à l’exacte place où elle avait garé la 205, une flaque de sang s’évadait en rigole discrète.
35
COUDRIER : Conclusion, Thian ?
VAN THIAN : Si ce n’est pas Julie Corrençon, c’est quelqu’un d’autre.
COUDRIER : Thian, vous avez trop de métier pour vous contenter de ce genre de conclusion.
VAN THIAN : …
COUDRIER : Que feriez-vous, si vous aviez toute la police française aux fesses et que vous déteniez les preuves de votre innocence ?
VAN THIAN : J’irais les déposer au commissariat du coin.
COUDRIER : À la bonne heure. Seulement Julie Corrençon ne s’est présentée nulle part.
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : Peut-être morte ?
COUDRIER : Du Liban à l’Afghanistan, cette fille a couvert nos pires guerres, elle a fait tomber un ministre de l’Intérieur turc pour trafic de stupéfiants, elle est sortie vivante de prisons thaïlandaises décimées par le typhus, elle s’est opérée elle-même de l’appendicite sur un rafiot, en mer de Chine, on l’a jetée l’année dernière dans la Seine avec des bracelets de plomb aux chevilles… Vous savez tout ça aussi bien que moi, Thian. Cette fille est à peu près aussi mortelle qu’un héros de bande dessinée belge.
VAN THIAN : Belge ?
COUDRIER : Belge. Il paraît que c’est ce qui se fait de mieux dans le genre, d’après mes petits-fils.
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : Comment se porte votre famille Malaussène ?
VAN THIAN : Le Petit a fait un cauchemar, le chien une crise d’épilepsie, Clara entame son huitième mois, Thérèse voudrait ouvrir un cabinet de voyante, Jérémy prépare une bombe incendiaire et Verdun pousse une molaire plutôt douloureuse.
COUDRIER : Une bombe incendiaire ?