VAN THIAN : Il est en train de mettre au point le système de mise à feu.
COUDRIER : Objectif ?
VAN THIAN : Les entrepôts du Talion, à Villejuif, d’après ce qu’il m’a dit.
COUDRIER : Il vous a dit ça ?
VAN THIAN : À condition que je ne le répète pas.
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : Les livres brûlent mal. Surtout en entrepôt. Trop compacts.
VAN THIAN : …
COUDRIER : Et Malaussène ?
VAN THIAN : Des problèmes de reins. On l’a mis sous dialyse. Mais Thérèse est toujours persuadée qu’il s’en sortira.
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : Pourquoi la Corrençon ne s’est-elle pas présentée chez nous avec ses dix doigts, bon Dieu ?
VAN THIAN : Elle ignore peut-être que j’ai coupé deux doigts à ce type.
COUDRIER : M’étonnerait.
VAN THIAN : Moi aussi.
COUDRIER : Extraordinaire comme vos déductions peuvent m’être inutiles, mon cher Thian.
VAN THIAN : Pastor nous manque à tous les deux. C’était lui, le grand déducteur.
COUDRIER : Pastor… vous avez de ses nouvelles ?
VAN THIAN : Aucune.
COUDRIER : Moi non plus.
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : Il n’y a qu’une explication possible, Thian.
VAN THIAN : Oui ?
COUDRIER : Elle couvre quelqu’un.
VAN THIAN : Un complice ?
COUDRIER : Évidemment, un complice ! Qui voulez-vous qu’elle couvre ? Secouez-vous, bon Dieu !
VAN THIAN : Je suis parfaitement secoué, monsieur le Divisionnaire, mais un type qui vous colle trois meurtres sur le dos, ça ne me paraît pas l’idéal, en fait de complice.
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : …
COUDRIER : À moins qu’ils n’aient cherché à nous balader. Nous lancer sur sa piste à elle pendant que lui opérait tranquillement.
VAN THIAN : Possible.
COUDRIER : Qui voyez-vous parmi les amis de Malaussène qui soit assez futé pour monter une embrouille pareille ?
VAN THIAN : Mo le Mossi et Simon le Kabyle sont en taule, Hadouch Ben Tayeb est plus surveillé que Belleville tout entier…
COUDRIER : Alors ?
VAN THIAN : À part moi, je ne vois pas.
COUDRIER : Moi, je vois.
VAN THIAN : …
COUDRIER : Un tueur, Thian. Un vrai tueur. Parmi nos amis. Un tueur éthique.
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : Pastor ?
COUDRIER : Pastor.
VAN THIAN : Pastor est à Venise. Il file le parfait amour avec la mère Malaussène.
COUDRIER : C’est ce que je vais vérifier, Thian. Et dans la seconde, encore.
(Buste du divisionnaire penché sur l’interphone.)
COUDRIER : Élisabeth ? Soyez assez aimable pour m’appeler l’hôtel Danieli, à Venise. Oui. Vous demanderez l’inspecteur Pastor.
Pastor… C’était à quoi Julie avait elle-même abouti. Pas d’autre hypothèse possible. Pastor aimait d’amour la mère de Benjamin, à Venise. D’une façon ou d’une autre Pastor avait appris la nouvelle. Pastor avait acquis un sens suffisant de la famille pour s’offrir l’assassin de Benjamin. Pastor était ici. Pastor faisait le ménage. À sa façon habituelle, qui ne s’embarrassait pas de scrupules. Pastor tuait les méchants. Pastor connaissait Julie. Pastor savait qu’elle était femme à venger son homme. Pastor l’avait suivie, avait profité de ses propres investigations, interrogé Chabotte et obtenu les aveux qu’elle n’avait pas su lui soutirer. Exit Chabotte. Puis Pastor avait interrogé Gauthier. Plus de Gautier. Pastor s’était abrité derrière elle, c’était vrai. Il ne fallait pas qu’on pût penser une seconde que ce fût lui. Un coup de téléphone à Venise était vite donné. Il fallait qu’il opérât incognito. Et maintenant, Pastor avait laissé deux doigts dans cette affaire. Pastor lui avait une fois de plus fauché sa voiture. Quelque part dans Paris, Pastor se vidait de son sang, attendant tranquillement la venue de Julie.
Julie sut où le trouver. Il ne pouvait qu’être chez elle, tout simplement, dans une des planques par où Julie était passée et qu’il avait repérées.
Pastor…
Plus question de balle dans la tête, évidemment.
Julie entreprit la tournée de ses chambres de bonne. Pas de Pastor rue de Maubeuge dans le dixième. Personne rue Georges-de-Porto-Riche dans le quatorzième. Mais rue du Four, au n°49, dans les coursives du sixième étage, dernière porte à gauche au fond du couloir…
Julie avait suffisamment entendu respirer de blessés dans son existence baroudeuse pour savoir que le type qui se tenait là, dans sa chambre, n’était pas au meilleur de sa forme.
La porte n’était pas fermée à clef.
Elle l’ouvrit.
Bien que sa main droite fût emmitouflée dans un chiffon sanglant, le grand garçon pâle et raide qui se tenait debout devant Julie, revolver au poing, n’était pas Jean-Baptiste Pastor. Julie ne l’avait jamais vu. Ce qui n’empêcha pas l’inconnu d’esquisser un sourire exsangue :
— Enfin, vous voilà.
Et de s’évanouir comme s’il la connaissait depuis toujours.
VAN THIAN : Inutile d’appeler Venise, monsieur le Divisionnaire. Il n’y a aucune chance pour que ce soit Pastor.
COUDRIER : Pourquoi ?
VAN THIAN : Pastor tirait comme un pied. En visant Calignac du haut de cette fenêtre, c’est vous qu’il aurait descendu, ou le Saint Sacrement.
36
— Wănshàng hăo, petit con. (Bonsoir, petit con.)
Quoi qu’on en dise, pensait Loussa de Casamance, il n’y a rien de plus lassant que de rendre visite à un ami en état de coma dépassé.
— Duìbùqi, wŏ lái wăn le. (Excuse-moi, je suis en retard.)
Ce n’est pas tant que l’autre ne vous réponde pas, c’est qu’on désespère de se faire entendre.
— Wŏ lèile… (Je suis fatigué…)
Loussa n’aurait jamais imaginé qu’une amitié pût à ce point tourner à la relation conjugale. Pris dans ses pensées, il mit quelques secondes à remarquer le nouvel engin qui semblait naître du corps de Malaussène.
— Tā men gĕi nĭ fàng de zhè gè xīnjī qì hĕnpiàoliàng ! (C’est joli, cette nouvelle machine qu’ils t’ont mise là !)
C’était une sorte d’autoroute en suspension au-dessus du lit de Benjamin, toute de valves, d’échangeurs, de membranes délicates, de tubulures arachnéennes par où le sang de son ami dessinait d’énigmatiques arabesques.
— Zhè shĭ shénme, au juste ? (Qu’est-ce que c’est, au juste ?) Une nouvelle façon de t’extérioriser ?
Loussa interrogea à tout hasard l’encéphalographie. Non, Benjamin ne répondait toujours pas.
— Bon. Ça ne fait rien, j’ai une bonne nouvelle pour toi, petit con, une fois n’est pas coutume.
La bonne nouvelle tenait en peu de mots : Loussa venait de traduire en chinois un des romans de J.L.B. : L’Enfant qui savait compter. (Hén hùi suàn de xiăo haízì, petit con.)
— Je sais bien que tu t’en fous, et que celui-là, tu n’as pas pris la peine de le lire, mais n’oublie pas que tu continues à palper un pour cent là-dessus (1 %), tout comateux que tu es. Or le Talion a tiré ce roman pour les Chinois d’ici, mais aussi pour les Chinois de chez eux, qui sont passablement nombreux, comme tu sais. Tu veux que je te raconte l’histoire ? Non ? En deux mots… Allez… C’est l’histoire d’une petite marchande de soupe de Hong Kong qui compte plus vite sur son boulier que tous les enfants du monde, plus vite aussi que les grands, plus vite même que son père dont elle est la fierté, qui l’a élevée comme un garçon et baptisée Xiăo Bào (« Petit Trésor »). Tu devines la suite ? Non ? Eh bien, le père se fait assassiner dans les premières pages par des maffieux locaux qui prétendent au monopole de la soupe chinoise, la gamine fait fortune dans les cinq cents pages suivantes et venge son père dans les trente dernières après avoir pris le contrôle de toutes les multinationales installées à Hong Kong — et ce, sans jamais utiliser d’autre instrument de travail que le boulier de son enfance. Voilà. Du plus pur J.L.B., comme tu vois. Le réalisme libéral mis à la portée de la Chine qui s’éveille.