Malaussène circulait autour de lui-même. Impossible de savoir ce qu’il en pensait. Loussa de Casamance en profita pour prendre un air gourmand :
— Ça t’amuserait de voir comment j’ai traduit les… disons les cinquante premières pages ? Hein ?
Sans pour une fois attendre de réponse, Loussa de Casamance sortit un jeu d’épreuves de son manteau et se jeta à l’eau :
— Sī wàng shì zhē xían de xīn chéng…
Soupir.
— Je me suis vraiment fait chier pour traduire cette première phrase. C’est que Chabotte a commencé par la description de la mort du père, la gorge trouée par un carreau d’arbalète moïe, une de ces petites flèches empoisonnées que les Mois utilisent pour la chasse au tigre, tu vois ? Et pour rendre à la fois l’idée de destin et la tension du tir, Chabotte a écrit : La mort est un processus rectiligne.
Loussa eut deux ou trois hochements de tête hautement dubitatifs.
— La mort est un processus rectiligne… oui… j’ai opté pour une traduction littérale : « Sī wàng shì zhē xían de xīn chéng »… oui… mais un Chinois aurait sans doute utilisé une formule plus contournée… D’un autre côté, c’est vraiment une phrase toute droite, non ? La mort est un processus rectiligne. Sauf qu’il y a de la lenteur dans le mot « processus », une lenteur fatale, le destin quoi, le fait qu’on va tous y passer, même ceux qui courent le plus vite, mais cette lenteur est corrigée par l’adjectif « rectiligne » qui donne sa rapidité à la phrase… lenteur rapide… c’est bien une idée chinoise, ça… Je me demande si j’ai bien fait de traduire littéralement… Qu’est-ce que tu en penses ?
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J’en pense, Loussa, j’en pense que si tu m’avais lu cette phrase il y a quelques mois, je ne serais jamais entré dans la peau de J.L.B., que cette foutue balle 22 à forte pénétration aurait été se nicher dans une autre tête, j’en pense, Loussa, j’en pense que si tu m’avais lu cette phrase, le jour, par exemple, où ce géant préhistorique détruisait mon bureau, tu te rappelles ? eh bien, Chabotte serait toujours vivant, Gauthier aussi, Calignac toujours entier, et ma Julie dans mon lit. 0 Loussa, Loussa, pourquoi faut-il que les pires coups nous soient portés par les amis les plus chers ? Pourquoi me lire ça aujourd’hui, précisément ce soir, au moment où j’ai, presque sereinement, décidé de lâcher toutes mes cellules et de plier bagage ? Si tu étais venu me trouver au tout début du début avec tes scrupules de traducteur, qui sont parfaitement honorables, je ne discuterai pas sur ce point, si tu t’étais assis à mon bureau et m’avais demandé : « La mort est un processus rectiligne, petit con, comment traduire ça en chinois, littéralement ou en m’offrant quelques détours ? » et si tu m’avais sorti le titre du bouquin, L’Enfant qui savait compter, le pseudonyme de l’auteur, J.L.B., et le nom de Chabotte caché sous ce pseudonyme, je t’aurais répondu : « Range tes pinceaux, Loussa, remise tes idéogrammes dans les chinois alvéoles de ta cervelle et ne traduis pas ce bouquin. » Piqué au vif, comme on dit dans les livres, tu m’aurais alors demandé : « Et pourquoi, petit con ? » À quoi je t’aurais répondu : « Parce qu’en traduisant ce roman, tu te rendrais complice de l’arnaque littéraire la plus dégueulasse qu’on puisse imaginer. — Ah bon ? » C’est ainsi que tu aurais réagi, en poussant un de tes petits « ah bon ? », ton œil vert s’allumant dans les rides de l’amusement. (T’ai-je déjà dit que tu avais des yeux admirables, vert sur noir, le regard le plus expressif de cette planète multicolore ?) « Ah bon ? » Oui, Loussa, la sale arnaque, bien propre justement, à dimensions mondaines, si tu vois ce que je veux dire, hautement préméditée, bien pensée dans les recoins, scrupules soigneusement époussetés, garanties juridiques à tous les étages, l’arnaque blindée, le coup du siècle, et dans laquelle nous avons tous trempé bien au-dessus de notre col, dans laquelle nous nous sommes mouillés à ne plus jamais nous sécher, noyés en toute innocence, Zabo, Calignac, toi, moi, le Talion…
Calme tu serais resté, calme tu m’aurais emmené chez Amar, calme tu nous aurais assis derrière nos canons de sidi-brahim, et là, au cœur de nous-mêmes, tu m’aurais calmement demandé :
— Foin de circonlocutions, petit con, qu’est-ce que c’est que cette histoire d’arnaque ?
Et je t’aurais répondu la vérité vraie :
— Chabotte n’est pas J.L.B.
— Non ?
— Non.
Ici, tu aurais marqué le silence d’usage, forcément.
— Chabotte n’est pas J.L.B. ?
Tu te serais offert un petit moment de réflexion à voix haute.
— Tu veux dire que Chabotte n’est pas l’auteur de L’Enfant qui savait compter ?
— Tout juste, Loussa, ni celui du Seigneur des monnaies, de Dernier baiser à Wall Street, Pactole, Dollar, La Fille du yen, Avoir…
— Chabotte n’a pas écrit un seul de ces bouquins ?
— Pas une ligne.
— Il a un nègre ?
— Non.
Alors, l’éclosion de la vérité aurait dessiné un paysage tout neuf sur ta bouille, Loussa, comme un soleil qui se lève en terre inconnue.
— Il a fauché tous ces bouquins à quelqu’un ?
— Oui.
— Un mort ?
— Non, tout ce qu’il y a de vivant.
Et je t’aurais finalement entendu poser la question inévitable :
— Tu connais ce type, petit con ?
— Oui.
— Qui est-ce ?
C’est le type qui m’a logé une balle entre les deux yeux, Loussa. Un grand type blond, d’une beauté rare, d’un âge indéfinissable, une sorte de Dorian Gray assez semblable à ces héros de J.L.B. que leur précocité semble conserver en éternelle jeunesse. Ils font leur âge jusqu’à dix ans ; à trente, ils sont au sommet de leur gloire et en paraissent quinze ; à soixante, ils passent pour l’amant de leur fille, et leur beauté d’octogénaires est de celles qui sont toujours prêtes au combat. Un héros de J.L.B., je te dis. Un combattant éternellement jeune, éternellement beau, du réalisme libéral. Voilà à quoi ressemble le type qui m’a assassiné. Non sans raison, le pauvre, puisqu’il était l’auteur des bouquins que je prétendais avoir écrits en me donnant des allures de coq ventripotent. Oui, Loussa, il m’a descendu à la place de Chabotte, Chabotte qui m’avait créé spécialement pour ça. Il a cru que c’était moi qui lui avais fauché son œuvre, il a centré ma tête dans sa lunette de visée, il a appuyé sur la détente. Voilà. J’avais servi.
Quant à savoir, maintenant, pourquoi cette phrase : « La mort est un processus rectiligne » a déterré en moi le pot aux roses, quant à savoir pourquoi j’ai revu instantanément la tête de son auteur quand tu me l’as lue — moi qui la cherchais vainement le jour où le géant émiettait mon bureau —, tu m’excuseras, Loussa, mais ce serait trop long à t’expliquer, trop fatigant.