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« Tu as écrit un livre ?

— J’ai fait mieux que ça, maman.

— Que peut-on faire de mieux qu’écrire un livre ?

— J’ai inventé un genre ! »

Il avait crié cela : « J’ai inventé un genre ! » Puis il s’était lancé dans une démonstration étourdissante sur l’extraordinaire nouveauté de ce qu’il appelait son réalisme libéral ; il avait été le premier à donner au Commerce son droit de cité dans le royaume du roman, le premier à hisser le commerçant à la dignité de héros fondateur, le premier à magnifier sans faux-fuyants l’épopée commerciale… Elle l’avait interrompu, elle avait dit :

« Lis-moi. »

Il avait ouvert le manuscrit. Il avait lu le titre. Cela s’appelait Dernier baiser à Wall Street. Ce n’était pas un titre d’une distinction folle, mais si elle en croyait la théorie du réalisme libéral, les ambitions de son fils le plaçaient au-delà des préjugés esthétiques. Quand il s’agit de donner à lire à la moitié de la planète, on ne fait pas dans le titre arachnéen.

« Lis-moi. »

Elle tremblait d’impatience.

Elle attendait cet instant depuis ce lointain hiver où un télégramme venu du Brésil apprenait à une jeune veuve enceinte le suicide de son père, Paolo Pereira Quissapaolo.

— Il faut que je vous explique qui était mon père.

(« Non madame, pensait Thian, je vous en prie, au fait ! au fait ! »)

— Il était le fondateur de l’« identitarisme », ça vous dit quelque chose ?

Rien du tout. Ça ne disait rien du tout à l’inspecteur Van Thian.

— Évidemment.

Elle expliqua tout de même. Une histoire prodigieusement confuse. Chamaillerie d’écrivains dans les années 1923–1928 au Brésil.

— Pas un seul écrivain, à l’époque, qui fût authentiquement brésilien, hormis mon père, Paolo Pereira Quissapaolo !

(« Oui, mais c’est votre fils qui m’intéresse, Chabotte, le ministre… »)

— Littérature brésilienne, quelle sinistre plaisanterie ! Romantisme, symbolisme, parnassianisme, décadentisme, impressionnisme, surréalisme, les écrivains de chez nous s’acharnaient à fabriquer un exotique musée Grévin de la littérature française ! Peuple de singes ! Peuple de cire ! Les écrivains brésiliens n’avaient rien en propre qu’ils n’eussent volé ! Et pétrifié !

(« Cha-botte ! Cha-botte ! » scandait intérieurement l’inspecteur Van Thian.)

— Mon père, seul, se dressa contre cette francomanie.

(« La digression… », pensait l’inspecteur Van Thian…)

— Il déclara une guerre totale à cette aliénation culturelle dans laquelle il voyait son pays si furieusement avide de perdre son âme.

(« La digression, c’est le lierre de l’interrogatoire, son inflation, son eczéma, pas moyen de lutter contre… »)

— Et puisqu’il n’y avait alors de vie littéraire sans école, mon père fonda la sienne, l’identitarisme.

(« L’identitarisme… », pensa l’inspecteur Van Thian.)

— École dont il était le seul membre, non reproductible, non transplantable, non transmissible, inimitable !

(« D’accord… »)

— Sa poésie ne disait que lui, et son identité… son identité, c’était le Brésil !

(« Un cinglé, quoi. Un doux dingue. Un poète fou. Bon. »)

— Trois vers résumaient son art poétique, trois vers seulement.

Elle les récita tout de même.

— Era da hera a errar Cobra cobrando a obra… Mondemos este mundo !

(« Ce qui veut dire ? »)

— Ère de lierre en errance Serpent recouvrant toute œuvre… Émondons ce monde !

(« Ce qui veut dire ? » insista muettement l’inspecteur Van Thian.)

* * *

Bref…

La nuit est bien avancée, maintenant. Le froid pince. Paris est un halo. Thian marche, la petite Verdun sur son arme et son arme sur son cœur.

Bref…, résume l’inspecteur Van Thian, ce type, le poète brésilien, grand-père maternel de feu Chabotte, n’a jamais été publié. Pas le moindre mot. Ni de son vivant, ni après sa mort. Il a dépensé sa fortune en productions à compte d’auteur dont il inondait gratuitement tous ceux qui savaient lire dans son pays. Un cinglé. Illisible. La risée de son milieu et de son temps. Même sa fille se marrait. Et voilà qu’elle épouse l’ambassadeur de France à Rio ! Le parti le moins présentable qu’elle puisse lui présenter.

Et c’est l’exil. Et c’est la grossesse. Et c’est le veuvage. Et c’est le remords. Elle veut rentrer au pays. Trop tard. Le poète maudit s’est fait sauter la caisse. Elle accouche d’un fils : Chabotte. Elle relit l’œuvre paternelle : géniale ! Elle trouve ça génial. « Unique. » « L’authenticité a toujours un siècle d’avance. » Elle jure de venger son père. Elle retournera au pays. Oui, mais à cheval sur l’œuvre de son fils !

Vieille histoire…

La route est longue de la rue de la Pompe aux collines de Belleville, mais le temps paraît court quand on vient de passer des heures à écouter s’écouler une vie. Verdun s’est endormie. Thian marche dans les rues de Paris.

Vieille histoire…

La mère Chabotte a toujours pensé que Chabotte son fils se mettrait un jour à écrire. Elle ne l’a jamais influencé, non (« je ne suis pas ce genre de mères… »), mais elle l’a tellement voulu écrivain que, quand il se regardait dans les yeux maternels, le pauvre Chabotte devait y voir un mec en costard d’académicien. Quelque chose comme ça…

Et voilà qu’un soir, le fils Chabotte pénètre une fois de trop dans le mausolée qui sert de chambre à sa vieille maman. Il lui lit les premières lignes de son bouquin, son « œuvre », tant attendue ! et la mère dit :

— Arrête !

Et le fils Chabotte demande :

— Tu n’aimes pas ?

Et la mère dit :

— Va-t’en !

Et le fils ouvre la bouche, mais la mère l’interrompt :

— Ne reviens plus jamais !

Elle précise, en portugais :

— Nunca mais ! Jamais plus !

Et Chabotte s’en va.

C’est qu’elle a immédiatement pigé que le roman n’était pas de lui. Thian qui n’a jamais lu deux livres en dehors de ses manuels scolaires et de ses cours d’école de police (il compte pour du beurre ses lectures à voix haute de J.L.B.) se demande comment ces choses-là sont possibles. Apparemment, elles le sont. « Il a fait pire que tous les ennemis de mon père réunis, monsieur : il a volé une œuvre qui n’était pas la sienne ! Mon fils était un voleur d’identité ! »