Le plus beau, tout de même, c’est la suite.
Thian réchauffe ses mains dans les cheveux de Verdun endormie. Oui, il lui est poussé des cheveux en pagaille, ces temps derniers, à la petite Verdun.
La suite…
Chabotte n’a tenu aucun compte de l’interdiction maternelle. Il continuait de venir s’asseoir devant elle, tous les soirs à la même heure, sur la chaise. Il continuait à lui faire ses confidences quotidiennes. Mais il ne lui mentait plus. Il ne la tutoyait plus non plus. « Le voussoiement me semble plus approprié aux sentiments arctiques que vous m’avez toujours inspirés. » Il rigolait : « Pas mal, non, sentiments arctiques, est-ce assez “écrivain” pour vous, maman, assez identitariste ? » Petites tortures. Mais elle avait choisi son arme : le silence. Seize années de silence ! Chabotte en était devenu aussi cinglé que son poète fou de grand-père. Comme tous les fous, il faisait dans l’aveu total, la vérité absolue : « Vous souvenez-vous de ce jeune directeur de prison que vous trouviez si attachant, si distingué, si authentique, Clarence de Saint-Hiver ? Eh bien, c’est un de ses pensionnaires qui écrit mon œuvre. Condamné à perpétuité. Et prolifique en diable, avec ça ! Une immense fortune en perspective, chère maman. Nous y trouvons tous notre compte, Saint-Hiver, moi et quelques intermédiaires de seconde main. Le prisonnier n’en sait rien, bien entendu, il travaille pour l’amour de l’art, lui, le petit-fils que Paolo Quissapaolo mon grand-père eût mérité que vous lui fissiez… »
Un jour, Chabotte avait fait irruption dans la chambre de sa mère avec un de ces « intermédiaires de seconde main », un certain Benjamin Malaussène, un petit bonhomme à l’estomac pointu, en costume trois pièces, « un faux obèse calamistré comme un représentant en cosmétiques ». Chabotte avait montré sa mère du doigt à ce Malaussène en s’écriant :
— Ma mère ! Mme Nazaré Quissapaolo Chabotte !
Et avait ajouté :
— Elle m’a toujours empêché d’écrire !
Le soir même, à califourchon sur la petite chaise, il avait expliqué à la vieille femme :
— Ce Malaussène va jouer mon rôle sous les projecteurs. Si les choses tournent mal, il sera le seul à payer. C’est que, voyez-vous, Saint-Hiver s’est fait assassiner, le pauvre, mon auteur s’est évadé, la mort rôde, chère maman, est-ce assez palpitant ?
On avait tué Malaussène d’abord. Son fils ensuite. Voilà.
— Et on a bien fait.
Thian n’a posé qu’une seule question. Cinq bonnes minutes après qu’elle eut prononcé son dernier mot.
— Pourquoi m’avoir parlé à moi ?
Il a d’abord cru qu’elle ne lui répondrait pas. Elle n’était même plus une souche au bord d’un fleuve. Elle n’était qu’un rocher dans la nuit noire. Le fleuve avait dû passer par là. Autrefois.
Finalement, il l’entendit murmurer :
— Parce que vous allez tuer l’assassin de mon fils.
— Et puis quoi, encore ?
Le flic à l’enfant marchait dans la nuit.
— « Vous allez tuer l’assassin de mon fils… »
Le flic à l’enfant soliloquait dans la nuit parisienne.
— L’image que les gens se font de la police…
Tueur à gages, quoi… Cette vieille toupie rendue folle par les mots du père et du fils prenait Thian pour un Saint-Esprit à gages.
— Vous allez tuer l’assassin de mon fils…
C’est pas l’envie qui manque, notez… Ce type a collé une balle dans la tête de Benjamin… je me le ferais volontiers… mais la vengeance est un plat interdit au fonctionnaire de police, chère madame… Ne pas y goûter… jamais… ne pas même y songer… sans quoi il n’y aurait plus de justice, chère madame… À chacun son truc, vous c’est l’honneur des Lettres, moi c’est l’éthique de la matraque… On fait avec ce qu’on a…
Le flic à deux têtes parlait tout seul dans la nuit. À moins qu’il ne s’adressât à cette deuxième tête, justement, qui nichait au creux de son épaule, tout endormie.
— Alors il paraît que si je te pose à terre les carottes sont cuites ?… Tu me quitterais, dis ?… Tu crois que c’est vrai, ça ?… Tu m’abandonnerais ? Toi aussi ?
Les mots, comme les armes, partent parfois tout seuls. Le flic à l’enfant prit ceux-là dans l’estomac. Tout à fait inattendu. Il jouait avec et le coup était parti. Il s’arrêta pile. Il vit très nettement la petite fille cavaler sur le trottoir, devant lui. Souffle coupé. Visions proliférantes. La grande Janine sur son lit de mort. Gervaise, la fille de Janine, quasi la sienne, dans son habit de novice, le plaquant pour le bon Dieu : « Tu préférerais que je fasse pute, Thianou, comme maman ? » Et pourquoi non ? Non ! Voilà pourquoi. « Dieu est une maladie révélée, Thianou, incurable. » Disparition de Gervaise en Dieu. Plus de Pastor non plus, la dernière affection du vieux flic. Raide amoureux de la mère Malaussène. « Une femme silencieuse, Thian, une apparition… » Pastor à Venise, cuisinant amoureusement le silence de cette apparition-là.
Et Thian ici.
Sur ce trottoir.
— Cette vieille cinglée m’a foutu le bourdon.
Changement d’itinéraire.
— Tu sais quoi ? On va passer par la Maison. On va faire notre rapport au patron. Il y a des choses qu’il ne faut pas garder trop longtemps sur la patate. D’accord ?
Nouveau départ. Nouvelles images. La tête de Coudrier quand il va découvrir le rôle de Malaussène dans cette affaire ! Incroyable, quand on y pense… Coudrier convoque Benjamin, il l’envoie planter ses choux le plus loin possible de l’affaire Saint-Hiver, et l’autre se trouve précipité en plein dans le chaudron.
Malaussène…
Le boomerang du divisionnaire Coudrier…
Benjamin…
— Encore heureux qu’il soit dans le cirage, ton grand frère, si tu veux mon avis…
Inouï !
— Parce que s’il savait le rôle qu’on lui a refilé dans cette merde, il nous ferait une maladie bien pire…
39
Curieux, tout de même, la réputation du coma dépassé… même chez les esprits les plus ouverts… le confort, quoi, le confort moral au moins… le bon côté de la conscience… côté rêve… détachement… pied volant au noir velours de l’oubli… ce genre d’images… sous prétexte que la cervelle s’est tue… préjugés… cérébrocentrisme… comme si les soixante mille milliards de cellules restantes comptaient pour du beurre… soixante mille milliards de petites usines moléculaires, oui… constituées en un seul corps… super Babel… Babel superbe… et on voudrait que cela meure en se taisant… d’un seul coup d’un seul… mais cela meurt lentement, soixante mille milliards de cellules… un sablier qui vous laisse le temps de dresser le bilan du monde… avant de devenir un tas de cellules mortes… de cellules mortes en tas, comme une vieille oubliée au coin d’une fenêtre… c’est l’image qui flottait dans la nuit de Benjamin, à présent, cette terrible vieille, avec ce terrible regard, vissé à son sommet… Mais Benjamin revoyait la prison de Saint-Hiver, aussi, et plus particulièrement une cellule dans cette si jolie prison, une cellule haute de plafond, profonde comme le savoir d’un moine, toute capitonnée de livres… oh ! rien de glorieux dans cette bibliothèque-là, que de l’utilitaire : dictionnaires, encyclopédies, collection complète des « Que sais-je ? », du National Geographie, Larousse, Britannica, Bottin mondain Robert, Littré, Alpha, Quid, pas un seul roman, pas un seul journal, manuels élémentaires d’économie, de sociologie, d’éthologie, de biologie, histoire des religions, des sciences et techniques, pas un seul rêve, rien que le matériau du rêve… et, tout au fond de ce puits de science, le rêveur en personne, jeune et sans âge, beauté préservée, le sourire hésitant sous l’objectif de Clara-photographe, pressé de se remettre à son travail, de plonger à nouveau dans ses feuilles, de s’abandonner à cette petite écriture appliquée, si rassurante, tellement serrée, comme s’il s’agissait moins de remplir ces pages que de les couvrir de mots (recto verso, pas de marges, ratures tirées à la règle)… et la voix de Saint-Hiver resté dans l’entrebâillement de la porte : « Clara, allons, laisse donc Alexandre travailler »… et les derniers clichés de Clara pour la corbeille à papiers de l’écrivain, débordant de feuilles non froissées… et sur un des agrandissements de Clara, la phrase tant cherchée, si fuyante : « La mort est un processus rectiligne »… toute seule parmi les phrases concurrentes, soigneusement rayées, la phrase élue : « La mort est un processus rectiligne »… pendue dans le labo photo de Clara.