Alors, Alexandre, c’était de toi cette fameuse phrase ?
Et on te l’a fauchée ?
Et toutes les autres aussi ?
Et on m’a déguisé avec ?
Et tu m’as effacé d’une balle bien droite, tirée à la règle ?
C’est ça ?
C’était cela, déposé en Benjamin par la marée des souvenirs… Première visite à la prison modèle de Champrond, premier regard de Clara et de Carence… « je ne veux pas que Clara se marie »… Clarence à table, parlant de ses taulards : « j’essaie juste de les rendre supportables à eux-mêmes, et cela, au moins, je pense le réussir »… Clarence… la mèche blanche de Clarence… si convaincante… tu as tué Clarence, Alexandre ?… c’était toi, le massacre de Saint-Hiver ?… et Chabotte… et Gauthier… et blessé Calignac… parce qu’ils t’avaient piqué ta prose… je comprends ça… « ils tuent, disait Saint-Hiver, ils tuent non pas, comme la plupart des criminels, pour se détruire eux-mêmes, mais au contraire pour prouver leur existence, un peu comme on abattrait un mur »… ouais… ou comme on écrirait un livre… « la plupart d’entre eux sont dotés de ce qu’il est convenu d’appeler un tempérament créatif »… « ce qu’il est convenu d’appeler un tempérament créatif »… alors, forcément, si on leur vole un mot… une ligne… une œuvre… qu’aurait fait Dostoïevski s’il avait trouvé L’Idiot sous une couverture de Tourgueniev ?… Flaubert si sa copine Collet lui avait fauché Emma ?… ils étaient de taille à massacrer leur monde ceux-là… ils écrivaient comme des assassins…
Ainsi filaient les cellules de Benjamin… petites opinions contestables s’effritant à ne plus être contestées… images en poudre… avec de brusques arrêts… quelque chose qui ne passe pas… comme un caillot de conscience… cette phrase de Clara par exemple : « J’ai lait une cachotterie à Clarence… — Une cachotterie, ma Clarinette ?… — Mon premier secret… j’ai prêté un roman à Alexandre… — Alexandre ?… — Tu sais, celui qui écrit tout le temps… je lui ai apporté un roman de J.L.B… » Quoi ?… quoi ?… QUOI ?… Clara ?… c’est par la faute de Clara que tout est arrivé ?… cette balle dans ma tête… cette avalanche de morts ?… nom de Dieu de nom de Dieu… et la voix de Clarence encore : « La seule manifestation du monde extérieur qu’ils tolèrent, c’est la présence de Clara dans nos murs… » Clara dans nos murs… Clara déposant en toute ingénuité un roman de J.L.B. sous les yeux du vrai J.L.B… « Tu crois que j’ai eu tort, Benjamin ?… » Les loups sont ingénus… ce n’est pas la faim, ce n’est pas la ruse, ce n’est pas le meurtre qui introduisent les loups au cœur le plus tendre des bergeries, c’est leur ingénuité… Clara dans la bergerie…
Ainsi filaient les cellules de Benjamin Malaussène… par à-coups… un tel choc, ici, que la ligne encéphalographique elle-même s’offrit un éclair sur l’écran livide… mais un éclair sous les yeux de personne ne sera jamais un éclair pour personne… et la mort reprend son droit fil… pitié pour les écrivains, disent les cellules de Benjamin dans leur murmure de sable… pitié pour les écrivains… ne leur tendez pas de miroir… ne les changez pas en image… ne leur donnez pas de nom… ça les rend fous…
40
— Krämer.
— Krämer ?
— Krämer. Il s’appelle Alexandre Krämer.
Silence de l’inspecteur Van Thian. Chuchotements du divisionnaire Coudrier. Ne pas réveiller Verdun. Ne pas rouvrir ces yeux-là.
— Il n’y a pas que les vieilles muettes qui se mettent à parler, Thian, les doigts coupés aussi.
— Il restait suffisamment de peau pour reconstituer ses empreintes ?
— Affirmatif.
— Et d’où vient-il, ce Krämer ?
— Vos camarades vont vous le dire.
Le divisionnaire Coudrier passe la parole aux trois autres inspecteurs présents. Trois arrestations de Krämer, trois dossiers, trois flics. Le premier, un vieux collègue à bouffarde, prend la parole, un œil prudent sur le sommeil de Verdun.
— Rien du tout, la première fois, Thian. Une petite arnaque au poil de cul. Krämer s’était barré de chez lui. Il avait dix-huit ans. Il s’était inscrit ici, au cours Blanchet, un cours d’art dramatique, le genre d’études pour les gosses qui ne veulent pas faire d’études, tu vois ? Bon. Mauvais comédien, d’après ses profs… jolie gueule mais pas de présence. Seulement, il s’accroche. Il veut faire ses preuves et les apporter toutes fumantes à Blanchet, le dirlo du cours. Il profite du mois de juillet que Blanchet et sa famille passent ailleurs, il s’introduit dans leur appartement, passe une annonce dans Le Particulier, et vend l’apparte à un dentiste, comme je te le dis, Thian, vente dûment enregistrée, le notaire n’a vu que du feu à la falsification des titres de propriété. Quand le dirlo revient, il trouve le dentiste installé dans ses murs. Sa gueule, tu imagines… Et Krämer de se pointer comme une fleur : « Alors, monsieur le directeur, mauvais comédien, vraiment ? » Moi, je trouvais ça plutôt marrant, j’ai essayé d’écraser le coup, le dentiste a retiré sa plainte, mais le dirlo était une peau de salaud, il a maintenu la sienne. Le notaire aussi. Total : six mois ferme pour le petit Krämer, majeur depuis un mois au moment des faits.
— Et la famille ?
— Des négociants en vin de Bernheim, en Alsace, qui trafiquent honnêtement leur sylvaner au gros plant nantais. Ils ont déshérité Krämer au profit de leurs deux aînés. Sauf la part réservatrice, bien sûr, qu’ils lui ont donnée sous la forme d’une bicoque en ruine. De braves gens…
— Ton opinion, sur Krämer ?
— Attachant. Franchement, à l’époque, un gosse attachant. Dieu sait si j’en ai vu passer depuis, mais tu vois, je m’en souviens encore, c’est dire ! Un gosse un peu timide qui parlait comme un livre, subjonctifs et tout… Il m’a dit qu’il ne s’était senti lui-même pour la première fois de sa vie qu’au moment de l’arnaque.
— Autant dire qu’il était prêt à y replonger dès sa sortie de cabane.
— Oui et non, parce qu’il y avait Caroline.
— Caroline ?
— Une petite copine qu’il s’était faite à son cours d’art dramatique et qui est venue le pêcher le jour de sa libération. Une gamine à bonne influence, tu vois. Il l’a présentée à sa famille, il l’a épousée, ils ont même retapé le cabanon en ruine.
Ce qui n’empêche que le jeune Krämer avait ça dans le sang, l’arnaque, le grand vertige du dédoublement. Une passion qui faisait toute l’épaisseur du deuxième dossier. Arnaque à l’assurance-vie, contrôle fiscal bidon, arnaque à l’expertise pinardière, nouvelles ventes frauduleuses de biens immobiliers… cinq ans ferme, cette fois-ci. Quand le président lui a demandé de justifier ses actes, « difficilement explicables pour un enfant qui n’a manqué de rien », Krämer a répondu, très poli :