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— Nous avons de la visite, François ?

— Oui, monsieur le directeur, répondit le vieux maton.

Dès cet instant, Clara avait quitté la maison.

* * *

— Mais dis-moi, demanda Loussa en reposant son verre, ils font quoi, là, au juste, tes taulards, dans ta prison de rêve ?

— D’abord, ce ne sont ni mes taulards, ni ma prison. Ensuite, ils font tout ce qu’on peut faire dans le domaine artistique. Certains écrivent, d’autres peignent, ou sculptent, il y a un orchestre de chambre, un quatuor à cordes, une troupe de théâtre…

Ouais… la conviction de Saint-Hiver étant qu’un assassin est un créateur qui n’a pas trouvé son emploi (les italiques sont de lui), il a eu l’idée de cette prison, dans les années soixante-dix. Juge d’instruction d’abord, juge d’application des peines ensuite, il a mesuré les dégâts de la taule ordinaire, a imaginé le remède, l’a doucement imposé à sa hiérarchie, et voilà, ça marche… depuis près de vingt ans, ça marche… conversion de l’énergie destructrice en volonté de création (les italiques sont toujours de lui)… une soixantaine de tueurs métamorphosés en artisses (la prononciation est de mon frère Jérémy).

— Un coin peinard où prendre ma retraite, en somme.

Loussa rêvait.

— Le reste de ma vie à traduire le Code civil en chinois. Qui dois-je assassiner ?

Nos verres qui étaient vides se remplirent. Le mien tournait entre mes doigts. J’essayais de lire l’avenir de ma Clara dans les profondeurs pourpres du sidi-brahim. Mais je n’avais pas les dons de Thérèse.

— Clarence de Saint-Hiver, tu ne trouves pas ça incroyable de s’appeler Clarence de Saint-Hiver ?

Loussa ne trouvait pas ça incroyable.

— C’est un nom venu des îles, ça, de la Martinique, peut-être. Au fond, ajouta-t-il avec malice, je me demande si ce n’est pas ce qui te défrise le plus, que ta sœur épouse un nègre blanc…

— J’aurais préféré qu’elle t’épouse toi, Loussa, nègre noir, avec ta littérature chinoise dans ta camionnette rouge.

— Oh ! moi, je ne suis plus bon à grand-chose ; j’ai laissé ma couille gauche sur l’ossuaire de Monte Cassino, avec mon oreille…

Une saute de vent nous offrit Belleville en odeur. Caresse merguez et menthe. Tout près de notre table, une rôtisserie grésillait doucement. À chaque tour de manège, une tête de mouton, embrochée comme un Poulet, faisait de l’œil à Julius le Chien.

— Et Belleville ? demanda soudain Loussa.

— Quoi, Belleville ?

— Tes potes de Belleville, qu’est-ce qu’ils en pensent ?

* * *

Bonne question. Que pensaient de ce mariage Hadouch Ben Tayeb, mon ami d’enfance, et Amar son père, le restaurateur, chez qui la tribu Malaussène bouffe depuis toujours, Yasmina, notre maman à tous, et Mo le Mossi, l’ombre noire de Hadouch, et Simon le Kabyle, son ombre rousse, les roitelets du bonneteau de Belleville à la Goutte d’Or, les pas vraiment fréquentables, qu’en pensaient-ils ? Quelle fut leur première réaction au fait que Clara épouse un maton-chef ?

Réponse : consternation rigolarde.

— Y a vraiment qu’à toi qu’il arrive des trucs pareils, mon frère Benjamin…

— Ta mère se barre avec le flic Pastor et Saint-Hiver marie ta frangine !

— Te voilà beau-fils d’un flic et beauf d’un maton, t’es beau, Benjamin !

— Et toi. Benjamin, tu vas épouser qui, toi ?

— Allez, bois un coup…

Ils remplissaient mon verre, les amis de Belleville.

Sincères condoléances…

Jusqu’au jour où Clara elle-même m’a donné l’occasion de contre-attaquer. Je les avais tous rassemblés chez Amar, il y avait urgence, et ils étaient déjà attablés quand je suis arrivé. Hadouch m’a embrassé en me demandant : « Ça va mieux, mon frère Benjamin ? » (depuis l’annonce du mariage de Clara, Hadouch ne me demandait plus si ça allait bien, mais si ça allait « mieux », il trouvait ça drôle, le con…), et Simon s’est fendu de son sourire le plus large :

— Qu’est-ce que tu viens nous annoncer, ce coup-ci, ta mère et Pastor t’ont fait un petit frère ?

Et Mo le Mossi, pour ne pas être en reste :

— Ou bien ça serait que tu t’es fait flic, Benjamin ?

Mais moi, m’asseyant avec une gueule d’enterrement :

— Beaucoup plus grave que ça, les gars…

J’ai pris ma respiration, et j’ai demandé :

— Hadouch, tu as vu naître Clara, tu te rappelles ?

Hadouch fut le premier à piger que l’heure était grave.

— Oui, j’étais avec toi quand elle est née, oui.

— Tu lui as changé ses couches, tu l’as torchée quand elle était môme…

— Oui.

— Et plus tard tu lui as appris Belleville, tu es son parrain de la rue, si on peut dire. Au fond, c’est grâce à toi si elle a fait d’aussi belles photos du quartier…

— Si tu veux, oui…

— Et toi, Simon, dès qu’elle a été en âge de faire bouillir le sang des voyous, tu l’as protégée comme un frère, non ?

— Hadouch m’avait demandé de veiller sur elle, oui, mais sur Thérèse aussi, et sur Jérémy, et maintenant sur le Petit, c’est un peu notre famille, Ben, on veut pas qu’ils fassent de conneries.

Ici, j’ai eu un de ces sourires que seuls savent dessiner les bons gros sous-entendus, et j’ai répété lentement, sans lâcher le Kabyle des yeux :

— Tu l’as dit, Simon : Clara, c’est un peu ta famille…

Puis, me tournant vers Mo le Mossi :

— Et quand Ramon a essayé de la faire sniffer, c’est bien toi qui as cassé la tête de Ramon contre un pylône, Mo, je me trompe ?

— Qu’est-ce que tu aurais fait, à ma place ?

Mon sourire s’est élargi :

— La même chose, Mo, ce qui veut dire que tu es son frère, tout comme moi… ou à peu près.

Là, j’ai laissé le silence faire son petit boulot. Puis j’ai dit :

— Il y a un problème, les gars.

Et j’ai encore laissé mitonner quelques secondes.

— Clara vous veut à son mariage.

Silence.

— Tous les trois.

Silence.

— Elle veut Mo et Simon pour témoins.

Silence.

— Elle veut rentrer dans la chapelle au bras de ton père et de Yasmina, Hadouch, et elle veut Nourdine et Leila comme enfants d’honneur.

Silence.

— Elle veut que toi et moi nous suivions derrière. Immédiatement derrière.

Ici, Hadouch a tenté une sortie.

— Mais qu’est-ce que des musulmans comme nous irions foutre dans un mariage de roumis ?

J’avais ma réponse.

— De nos jours, on peut choisir sa religion, Hadouch, mais pas encore sa tribu. Or, la tribu de Clara, c’est vous.

Le piège. C’est Hadouch qui a donné l’ordre de la capitulation.

— D’accord. Quelle église ? Saint-Joseph de la rue Saint-Maur ?

Et, là, bien posément, je leur ai filé le coup de grâce.

— Non, Hadouch, elle veut se marier dans la chapelle de la prison. En taule, si tu préfères…

4

Oui, parce que en prime j’ai eu droit à la crise mystique grandeur nature. Jusqu’ici, Clara a été élevée dans l’idée que s’il faut aimer l’Homme, c’est plutôt contre Dieu et certaines autres convictions mortelles. Et puis voilà que Clarence et elle ont flanqué leur rencontre au crédit don ne sait quelle Toute-Puissance. Et Clarence, l’autre gourou de la criminalité-créative, ses deux mains si fines posées sur mes épaules, de murmurer avec son sourire volatile (après tout, les anges ne sont que des volatiles) :