VII REINE ET LE ROSSIGNOL
La Reine est de taille à border un assassin.
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Tous les nuages du Vercors se sont rassemblés sur le toit de la ferme. Ciel noir dans la nuit noire. Mais l’orage les a précédés dans la voix de la Reine. Le doigt boudiné de la Reine scande sa colère en pointant le manuscrit qu’elle vient de jeter sur la table, devant Krämer.
— C’est de vous qu’il s’agit, Krämer, de votre autobiographie, pas d’un de vos personnages habituels, pas d’une existence en papier ! Vous allez me faire le plaisir de reprendre tout ça à la première personne du singulier. Vous n’êtes pas ici pour écrire du J.L.B. !
— Je n’ai jamais écrit à la première personne.
— Et alors ? S’il fallait avoir peur de tout ce qu’on n’a jamais fait…
— Je ne saurai pas.
— Ça ne veut rien dire, « je ne saurai pas » ! Il y a des machines qui font ça très bien aujourd’hui, on remplace il par je, on flanque en mémoire, on appuie sur un bouton et le tour est joué. Vous n’allez pas me dire que vous êtes plus con qu’une machine, Krämer, il y a des limites à tout !
Les éclats de cette voix volent jusqu’à Julie. La Reine a la voix aigre, le mot rouillé. La Reine est telle que Benjamin la décrivait. La Reine n’a peur de rien. Retranchée dans la chambre du gouverneur son père, Julie suit mot à mot le travail de cette femme qui met un assassin à la question, en bas, dans la cuisine.
— Et qu’est-ce que c’est que ces accents d’héroïsme pour décrire vos meurtres, Krämer ? Ça vous rend si fier que ça d’avoir collé une balle dans la tête du petit Gauthier ?
Les mots montent jusqu’à Julie par la grande hotte dont le conduit suffisait à chauffer la chambre du gouverneur, en hiver.
— Krämer, pourquoi avez-vous tué Gauthier ?
Krämer se tait. Tout autour, c’est le grincement de la forêt sous le vent.
— Si j’en crois ce que je viens de lire, votre personnage, lui, sait très bien pourquoi il a tué Gauthier. Un croisé qui part en guerre contre les ruffians de l’édition, voilà le genre de type que vous avez campé. Et vous appelez ça une confession ? Dans la réalité, il n’y a pas de croisés, Krämer, il n’y a que des tueurs. Et vous en êtes un. Pourquoi avez-vous tué Gauthier ?
Le revolver d’ordonnance veille sous l’oreiller de Julie.
— Parce que vous le soupçonniez de tremper dans la combine Chabotte ?
— Non.
— Non ?
— Non, ça n’avait plus d’importance.
— Comment ça, plus d’importance ? Vous ne l’avez pas tué parce que vous le soupçonniez d’avoir volé vos livres ?
— Non. Et Chabotte non plus.
La voix de Krämer est celle d’un écolier pris au piège, mensonges… silences… et brusques sursauts de vérité. Le ciel craque. La pluie tombe soudain. De très haut.
— D’accord, Krämer, écoutez-moi bien : j’ai fait un long voyage et j’ai horreur de bouger, alors de deux choses l’une, ou vous vous creusez la cervelle et vous écrivez noir sur blanc la véritable raison de ces meurtres, ou je prends mes cliques et mes claques et je retourne à Paris. Maintenant ! Sous l’orage !
— Je voulais…
(Mais, disait Benjamin, la reine Zabo connaît aussi la musique envoûtante des accoucheuses.)
— Entendons-nous bien, Alexandre, vous êtes un excellent romancier. Si les malins vous disent un jour le contraire, ne tuez pas les malins, laissez-les moquer vos stéréotypes, faites-leur ce pauvre plaisir de l’intelligence, et continuez tranquillement à écrire. Vous êtes de ces romanciers qui mettent le monde en ordre comme on range une chambre. Le réalisme n’est pas votre truc, voilà tout. Une chambre bien rangée, voilà ce que vos romans proposent à la rêverie de vos lecteurs. Qui en ont grand besoin, si j’en juge par votre succès.
La voix de la Reine, maintenant, c’est l’apaisement du ciel, le murmure des gouttières. Benjamin avait raison, la Reine a parfois la voix de Yasmina. La Reine pourrait baigner Krämer, savonner ce qu’il y a à savonner, le bouchonner dans une serviette chaude. La Reine est de taille à border un assassin.
— Seulement, les circonstances vous ont sorti de votre chambre, Alexandre. Le monde est là, maintenant. Il faut regarder cette pagaille en face et me dire pourquoi vous avez tué Chabotte. Et Gauthier.
Le grand tueur blond et pâle, un peu raide — quel âge peut-il avoir ? — , finit par dire :
— Je voulais venger Saint-Hiver.
La Reine répond, avec une sorte de prudence persuasive :
— Venger Saint-Hiver ? Mais c’est vous qui avez tué Saint-Hiver, Alexandre…
Il se tait. Puis il dit :
— C’est compliqué.
43
Il s’était mis à écrire seize ans plus tôt, après le triple meurtre de Caroline et des jumeaux. Rien d’autobiographique. Il — le personnage qui lui était venu le plus naturellement sous la plume, ce perpétuel gagnant du western financier international — était aux antipodes de lui-même : un étranger, tout neuf, à explorer, un parfait compagnon de cellule.
Alexandre était condamné à perpétuité.
Il écrivait avec une sorte de distraction concentrée, comme on crayonne sur le bloc du téléphone : on écoute de moins en moins et c’est le dessin qui s’impose. Ainsi écrivait Alexandre, se réfugiant dans les pleins et les déliés de cette écriture sage, de ce crayonnement appliqué.
Saint-Hiver fut séduit par tant d’application.
Par les pages qui s’accumulaient.
Saint-Hiver lui offrit l’hospitalité, à la prison de Champrond.
Là ou ailleurs… Alexandre écrivait.
À la vérité, ces silhouettes de golden boys qui s’épanouissaient sous sa plume n’étaient pas le pur produit de son imagination, mais le sujet de conversation favori de Krämer-père. Les enfants précoces… Krämer-père avait toujours rêvé des enfants des autres. La précocité des enfants des autres… « Le fils Lhermitier n’avait pas trente ans quand il a pris la direction des Charbonnages de France. » « Müller envoie son cadet se faire les dents à Harvard. À peine dix-sept ans, c’est fort, non ? » « Vous vous souvenez du jeune Metressié ? Eh bien, c’est lui qui est derrière l’O.P.A. sur la S.L.V… ça le fait majoritaire du premier groupe mondial de la levure… Vingt-trois ans ! » Pas un dîner où Krämer-père ne passât en revue la légion des fils exemplaires. Comparaisons prudemment implicites, à une table où les jumeaux s’essoufflaient derrière une Capacité en Droit quand Alexandre venait de jeter l’éponge à la sortie de la troisième. Krämer-père s’en consolait à sa façon : « Mais ça ne veut pas dire grand-chose ; le jeune Perrin qui n’a rien fichu en classe ne s’en sort pas mal non plus, ses roulements à billes, ça marche du feu de Dieu, il vient de s’implanter au Japon… »
Alexandre écrivait.
Alexandre reproduisait au calque les motifs imprimés sur le tapis volant de son père. Ce n’était pas à proprement parler des souvenirs. Des réminiscences désincarnées, plutôt, d’où s’envolait une imagination méthodique et sans ironie. Alexandre imaginait avec sagesse. Il ne se révoltait pas contre l’ordre des choses, il décrivait les choses dans l’ordre où elles s’imposaient. Cet ordonnancement d’un monde où tout réussissait à son héros apaisait Alexandre. S’il barrait une phrase — il la barrait toujours à la règle —, c’était moins souvent pour en modifier le contenu que pour en améliorer la calligraphie. Les pages s’accumulaient en parallélépipèdes rectangles, qu’il tassait longuement, le soir venu, jusqu’à ce que les arêtes en fussent irréprochables.