Alexandre fut un des tout premiers pionniers de l’expérience Saint-Hiver.
— Sans vous, lui disait Saint-Hiver, Champrond n’aurait pas été possible.
— Vous pouvez vous considérer comme membre fondateur de votre prison.
Cette remarque était de Chabotte, un sautillant directeur de cabinet à l’esprit vif et au jugement sûr, dont l’inspection avait été décisive pour débloquer les fonds nécessaires au fonctionnement de Champrond.
Alexandre écrivait.
Sa cellule était une pièce circulaire dont il avait fait obturer la fenêtre au profit d’une lucarne qui lui donnait l’aspect d’un puits de lumière capitonné de livres.
Seize années de bonheur.
Jusqu’à ce matin où la toute jeune fiancée de Saint-Hiver déposa ingénument un roman de J.L.B, sur la table d’Alexandre.
Il se passa une bonne quinzaine de jours avant que Krämer n’ouvrît le livre. Sans le rappel du mariage de Saint-Hiver qui devait avoir lieu le lendemain, il ne l’aurait probablement jamais ouvert. Alexandre ne lisait pas de romans. Alexandre ne lisait que la documentation de ses propres romans. Des « Que sais-je ? », des encyclopédies, les aliments de ses rêves.
Il ne se reconnut pas dans les premières lignes de ce J.L.B. Il ne reconnut pas son travail. La netteté des caractères d’imprimerie, le rythme des paragraphes, la blancheur des marges, la matérialité même du livre, le contact glacé de la couverture l’égarèrent. Le titre Dernier baiser à Wall Street ne lui disait rien. (Lui-même écrivait sans souci de point final et ne titrait jamais. C’était l’équilibre du tout qui décrétait la fin d’un volume, une familiarité secrète tenant lieu de titre. Alors, il passait sans transition au commencement d’un autre récit.) Il se lisait donc sans se reconnaître, ne s’étant d’ailleurs jamais relu lui-même. On avait changé le nom de ses personnages et certains noms de lieu. On avait découpé les chapitres sans souci de sa respiration.
Finalement, il se reconnut.
Un Alexandre Krämer dans un costume incongru.
Il ne fut ni anéanti par la surprise, ni embrasé par la rage.
Cette nuit-là, quand il sortit de sa cellule pour se diriger vers les appartements de Saint-Hiver, il n’avait rien d’autre en tête qu’une liste de questions. Très précises. De quoi satisfaire sa curiosité, pas davantage. Était-ce bien lui, Saint-Hiver, qui lui avait volé ce roman ? Les autres aussi ? Mais pourquoi ? Se pouvait-il qu’on gagnât de l’argent en publiant de pareils enfantillages ? Car Alexandre n’était pas dupe, ses épopées enfantines n’avaient pas plus de valeur marchande à ses yeux qu’une fresque sur un mur d’école maternelle. Expression rêveuse de son bonheur carcéral, rien de plus. Pas une seconde il ne s’était imaginé dans la peau d’un romancier en exil. Mais plutôt dans le fauteuil d’une brodeuse revenant avec délice sur le même motif. Ce genre de bonheur. Et que partageaient les autres détenus de Saint-Hiver. Tous, peintres, sculpteurs, musiciens, vivaient ici la même éternité qu’Alexandre. Il se trouvait même un Yougoslave, un certain Stojilkovicz, qui, occupé à traduire Virgile en serbo-croate, songeait à faire appel pour qu’on doublât sa peine. À quoi Saint-Hiver répondait en riant : « Ne vous souciez pas de ce détail, Stojil, nous vous garderons comme membre d’honneur après votre libération. »
Non, ce n’était pas un assassin qui marchait, cette nuit-là, vers les appartements de Saint-Hiver.
— D’ailleurs, on ne comprend pas très bien pourquoi vous avez tué Saint-Hiver, dit la Reine dans la maison secouée par la colère du Vercors. Vous vous dirigez vers son bureau sans la moindre intention de meurtre, vous vous métamorphosez en cours de route, et c’est un Rimbaud-Rambo qui frappe à la porte de Saint-Hiver. Comme si le il de vos autres livres venait réclamer ses droits. On n’y croit pas une seconde, Alexandre, que s’est-il passé vraiment ?
Vraiment ? Comme à son habitude, Alexandre avait ouvert sans frapper. Il tenait le livre à la main. Saint-Hiver, en pantalon noir et chemise blanche, essayait devant une glace son costume de marié. Il hochait la tête. C’était un homme mince, une silhouette libre, habituée au vieux tweed et aux pantalons de velours. Dans ce smoking, il ne se ressemblait pas. Un pingouin dubitatif planté sur la banquise d’un gâteau de mariage. Quand il se retourna et vit le livre dans les mains de Krämer, il devint encore autre chose. Un salopard endimanché pris la main dans le sac.
— Qu’est-ce que vous faites ici, Krämer ?
Une réaction, des mots, une pâleur qui ne ressemblaient absolument pas à Saint-Hiver. Quelque chose comme le sursaut d’un directeur de prison, en effet, qui se serait trouvé coincé en pleine nuit dans son bureau, en effet, par un détenu armé. Et Krämer eut la révélation qu’il n’avait jamais été autre chose que ce détenu. Pillé ici comme il avait été pillé dehors. Et il s’était passé la même chose, exactement, que cette autre nuit lorsqu’il avait surpris Caroline et les jumeaux dans le même lit. Le pied de la lampe qui avait atteint Saint-Hiver à la tempe l’avait tué net.
Puis Krämer l’avait massacré.
Méthodiquement.
Pour faire croire à un crime collectif.
À quoi la police avait cru.
Le lendemain, debout dans la cour de la prison, Krämer avait pleuré la mort de Saint-Hiver avec les autres. Pendant des semaines, il avait subi avec eux les interrogatoires d’une enquête impuissante. Puis la vie avait repris. Nouvelle direction. Mêmes directives. Ne rien changer aux statuts de la prison.
Alexandre s’était remis au travail. Il avait retrouvé le plaisir de sa calligraphie, le refuge de ses pages sans mystère, noircies toutes de haut en bas, recto verso, qu’il ne numérotait jamais. Cette fois-ci, il avait décidé de raconter sa vie, le cours d’une existence qui ne semblait avoir été conçue que pour être pillée. Du meurtre de ses deux frères à l’assassinat de Saint-Hiver en passant par le sacrifice de Caroline, il s’était contenté d’exécuter des pillards. Il résolut d’écrire sa confession (mais la Reine avait raison, « confession » n’était pas le mot juste, puisqu’il l’avait écrite dans la sérénité de la troisième personne).
Il avait commencé par le récit de l’opération.
Cette barbarie chirurgicale, oui, ç’avait été le commencement et la fin de tout.
Jusqu’au jour de l’opération, Alexandre avait été un enfant rieur, parfait compagnon de jeu des jumeaux, mais victime parfois de crises d’étouffement, à la fois atroces et délicieuses, où la raréfaction de l’air dans ses poumons lui faisait battre des bras comme un noyé, mais lui procurait une ivresse lucide, une vision si nette des êtres et des choses qu’il aurait volontiers passé le reste de son existence à brasser l’air comme un moulin fou. Krämer-père et la chirurgie en décidèrent autrement. Un jour qu’un de ses fous rires avait dégénéré en râles d’agonie, on transporta le petit Alexandre dans une clinique où une série de radiographies décelèrent une présence étrangère dans la poitrine de l’enfant. La boule de chair et de poils que les chirurgiens lui ôtèrent était l’embryon nécrosé d’un jumeau qui s’était lové autour de son cœur. Ces cas d’anthropophagie embryonnaire n’étaient pas exceptionnels, mais suffisamment spectaculaires pour qu’une bande d’internes et d’étudiants s’en émerveillent dans la chambre du garçon :