— Classique, dit une voix, il a bouffé son petit frère, le chenapan.
Dans le bocal qu’on emportait, Alexandre crut percevoir l’éclat d’une dent, comme le dernier appel d’un rire en perdition.
Alexandre revint à la maison avec une cicatrice brutale de crabe qu’on aurait ouvert au sécateur.
C’était un enfant de dix ans.
Amputé de la moitié de lui-même.
44
La Reine mange peu. Selon ses propres dires, la Reine entretient sa maigreur comme un bonzaï. Les bouchées minuscules qu’elle insinue entre ses énormes joues ont pour mission de la maintenir en vie. Pas plus. Lorsque la Reine laisse aller une bouchée de trop, elle monte sans façon se faire vomir dans les toilettes. Julie cuisine trop bien. Julie se sent responsable de la bouchée supplémentaire. Elle se promet d’y remédier. Pas de tarte demain soir. Tarte ou pas, le lendemain soir, comme elle change le pansement de Krämer, Julie entend la Reine tailler les branches de son bonzaï intime. La blessure de Krämer est cicatrisée. Les deux doigts absents évoquent eux aussi des branches émondées. La main bourgeonne autour de la blessure. Un cal de vieil arbre. Seule la main de Krämer révèle son âge d’homme mûr. Pour le reste, une sorte d’adolescent inusable.
— On arrête les antibiotiques, dit Julie.
La Reine redescend prudemment les escaliers, sa main inexplicablement potelée crispée à la rampe de bois.
— À propos, dit-elle, Jérémy Malaussène, le frère de votre Benjamin, a décidé de foutre le feu à nos entrepôts.
Elle s’assied.
— Je boirais volontiers un tilleul.
Julie fait des tisanes.
— Je vais vous dire ce que c’est, une maison d’édition, Krämer, comment ça marche. La mienne, en tout cas… Après tout, je suis votre éditeur…
Ils se lèvent tôt. Quand le temps le permet, ils commencent par une promenade. Aucune rencontre à craindre, en cette saison du Vercors. La Reine marche devant, appuyée au bras de Krämer. Julie suit, le poids du revolver dans l’imperméable du gouverneur. Le jour se lève sur la vallée de Loscence.
— Pourquoi ne vous êtes-vous pas évadé tout de suite, Alexandre ?
— Je voulais écrire ma confession en paix.
— Alors, pourquoi vous êtes-vous évadé ensuite ?
— Ils avaient envoyé quelqu’un pour me tuer.
Un pianiste. Le pianiste avait gagné toutes les sympathies de Champrond. Le pianiste donnait des concerts. Il jouait sans partition, en marmonnant gaiement, à la Glenn Gould. Les prisonniers aimaient ça. Mais Krämer s’était juré de se méfier de tout nouvel arrivant. La nuit où le pianiste avait entrepris de l’étrangler, Krämer lui avait enfoncé vingt centimètres d’acier dans la gorge. Puis s’était évadé en emportant le plus d’argent possible et les pages déjà écrites de sa confession à la troisième personne.
Ce n’était pas exactement un problème de s’évader d’une prison dont aucun détenu n’avait jamais voulu sortir.
C’en était un, en revanche, de vivre dehors.
Les villes se reproduisent par parthénogénèse. En seize ans, Paris avait engendré une ville que Krämer n’avait pas vu naître. Les vêtements, les voitures, les immeubles avaient changé de forme. L’air ne faisait pas le même bruit. Les tickets de métro étaient restés les mêmes, mais il fallait les introduire dans des fentes dont Krämer n’avait pas le secret. Les compagnies aériennes, les organismes de voyage proposaient à bas prix l’évasion intercontinentale, mais les regards ne montaient plus jusqu’aux affiches. Krämer se surprit à imaginer l’histoire d’un jeune publicitaire qui aurait eu l’idée de laisser les murs à la concurrence pour s’approprier le sol, tout le sol, quais, trottoirs, pistes d’atterrissage couverts de pub, le rêve à portée de semelles dans le monde entier. Il écrirait cela, oui, quand il aurait fini de raconter sa propre histoire. Or, les murs de Paris racontaient, en partie, l’histoire de Krämer. Il levait la tête, lui, il regardait les affiches. La plupart vantaient les mérites d’objets dont il n’aurait pas su se servir. Mais quelques-unes lui parlaient de lui. J.L.B. OU LE RÉALISME LIBÉRAL — UN HOMME, UNE CERTITUDE, UNE ŒUVRE ! — 225 MILLIONS D’EXEMPLAIRES VENDUS. Et la tête du type. Sa propre tête, en somme. Ainsi donc, Saint-Hiver n’avait été qu’un intermédiaire… Les affiches se multipliaient, autour de Krämer. Paris ne lui parlait plus que de ça. On ne pouvait pas dire que Krämer fût un homme seul dans la ville. Son double lui faisait de l’œil au coin de chaque rue. Il retrouva le sentiment de stupeur presque amusée qu’avait éveillé en lui la découverte du livre offert par Clara. Il aurait dû exploser de rage, se métamorphoser sur-le-champ en fauve assoiffé de vengeance. Cela ne vint qu’après. Son premier mouvement fut de curiosité. Cette histoire l’intéressait. Il interrogea les libraires : « Comment, vous ne connaissez pas J.L.B. ? » La surprise fut unanime. D’où sortait ce type qui ne connaissait pas J.L.B. ? 225 millions d’exemplaires vendus à travers le monde depuis quinze ans ! Avait-il la moindre idée de ce que représentaient 225 millions d’exemplaires ? Pas la moindre, non. On alla jusqu’à lui calculer ses droits. On y ajouta une estimation grossière de l’argent amassé par l’exploitation cinématographique. J.L.B, était un empire. Qui l’éditait ? Toute l’astuce était là, justement : pas de nom, pas de visage, pas d’éditeur. Des bouquins tombés du siècle. Ou qui auraient pu être pondus par n’importe lequel de leurs lecteurs. Il y avait un peu de ça, d’ailleurs, dans les « motivations d’achat ». Les clients disaient souvent : « Il écrit bien, et c’est tout à fait comme je pense. » Oui, un fameux coup de marketing ! Cela dit, les ventes stagnaient un peu, d’où la décision de dévoiler le personnage de J.L.B. Le lancement public de son dernier roman. Le Seigneur des monnaies, serait une sacrée fiesta !
Dans un couloir de métro, un gosse avait collé un chewing-gum aux commissures de J.L.B. Krämer qui passait distraitement en fut gelé sur place. C’était l’éclair de la dent emportée avec la boule de chair et de poils par les chirurgiens de son enfance. Krämer dut s’adosser au mur d’en face. Quand son cœur eut retrouvé son rythme, il gratta le chewing-gum avec soin.
Il se mit à regarder ce visage. Il restait assis des heures, sur un banc, en face d’un panneau d’affichage. C’était une tête d’homme aux joues rebondies, au regard rasant sous des arcades énergiques, à la bouche ironique et sensuelle, au menton charnu, aux cheveux plaqués à partir d’une pointe frontale qui donnait à l’ensemble un air vaguement faustien de créateur vendu à son temps. Mais, à d’autres moments de la journée, sous d’autres éclairages, Krämer percevait comme un amusement innocent au fond de ces yeux qui ne le lâchaient pas. Il ne se laissait plus surprendre par les affiches. Il anticipait leur apparition. C’était devenu un jeu entre son double et lui. « Je t’ai eu, ce coup-ci », murmurait-il en le surprenant derrière une colonne Morice. « Bien joué ! » s’exclamait-il au passage d’un bus où l’image du double s’éloignait en souriant. Ils se faisaient des farces.
Le soir, dans sa chambre d’hôtel — il s’y faisait appeler Krusmayer, négociant allemand parlant un français très approximatif —, il notait à la hâte les impressions de la journée qui, le moment venu, trouveraient leur emploi à la juste place de sa confession. Avant de s’endormir, il relisait quelques pages de son œuvre. Telle qu’on la trouvait en librairie. De vrais livres. Couvertures glacées, titres énormes, les initiales de l’auteur en haut : J.L.B, majuscules énigmatiques et conquérantes, et les mêmes initiales en bas : j.l.b., italiques minuscules et modestes, discrétion d’éditeur, comme un sculpteur qui apposerait ses initiales au socle de son propre génie. C’est ainsi qu’il se découvrit écrivain. Il trouva de la puissance à ce qu’il lisait. Une force simple, élémentaire, tellurique, qui produisait des livres comme autant de blocs incontestables. Où 225 millions de lecteurs avaient trouvé leurs racines, le sens exact de leur vie. Rien de surprenant à cela, d’ailleurs, son nom, Krämer, en allemand, signifiait « boutiquier », et il portait un prénom de conquérant : Alexandre ! Alexandre Krämer ! Et qu’avait-il écrit d’autre, sinon l’épopée du commerce conquérant ? Autant dire l’histoire humaine de ce siècle. Il se demanda comment il avait pu, pendant toutes ses années de prison, prendre son travail pour un enfantillage. La réponse lui vint d’elle-même : c’était Saint-Hiver qui l’avait maintenu en état d’enfance. Lui et tous ses camarades de Champrond. Ses camarades… il en parlait encore comme un écolier, un vulgaire pensionnaire.