Il revint sur les pages de sa confession concernant le meurtre de Saint-Hiver. Il en écrivit une seconde version. La métamorphose avait lieu dans le couloir, Krämer devenait adulte en quelques mètres, et c’était Faust qui assassinait Saint-Hiver. Faust réglait son compte au diable.
Il tuerait aussi ce J.L.B, qui, en lui volant son œuvre, avait ouvert sa poitrine de crabe une fois de trop.
Il ne regardait plus les affiches.
Il prépara son exécution.
Il la voulait publique.
Il tuerait ce J.L.B. le soir de son apparition au Palais Omnisports de Bercy. D’ailleurs, J.L.B, lui donnait rendez-vous par l’entremise de cette campagne de publicité qui lui fournissait le jour, l’heure et le lieu du sacrifice. L’interview accordée par J.L.B, à Playboy le conforta dans son projet. La morgue imbécile de ses réponses appelait à elle seule une punition exemplaire.
Il se procura son arme chez son beau-père d’armurier, rue Réaumur. Il connaissait la maison. Impossible de pénétrer dans le magasin comme un client ordinaire. Mais l’appartement du propriétaire communiquait avec l’armurerie. Il opéra un de ces dimanches ensoleillés où Paris se répand dans ses campagnes. Il choisit une Swinley 22 dotée d’une lunette de visée, et deux armes de poing, au cas où la suite des événements l’amènerait à se défendre. L’argent liquide, qu’il trouva dans l’appartement (la mère de Caroline, rétive aux abstractions bancaires, cachait entre ses draps des liquidités où Caroline adolescente prélevait sa dîme hebdomadaire), l’argent liquide tombait à pic, il ne lui restait plus grand-chose de ce qu’il avait emporté de Champrond.
Alors commença le travail de repérage.
Au Palais Omnisports, il choisit, pour faire son nid de tueur, une passerelle métallique située entre deux projecteurs dont l’intensité éblouirait ceux qui seraient tentés de regarder dans sa direction.
Le soir de l’exécution, il se tenait donc là, couché sur la passerelle, entre les deux projecteurs, sa carabine posée devant lui. Il avait glissé un Smith et Wesson dans la ceinture de son pantalon. Le deuxième revolver, emmitouflé dans un sac de plastique, était enterré dans le jardin du Luxembourg, cachette publique infiniment plus sûre que sa chambre d’hôtel.
Le Palais Omnisports se remplissait sous lui.
C’est alors qu’il vit la belle femme pour la première fois.
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Il eut un choc quand la belle femme apparut dans sa lunette de visée. Il vit qu’elle était belle et que les hommes l’entouraient. Aucun d’entre eux, toutefois, n’osait pénétrer à l’intérieur de ce cercle suscité par leur admiration. Il y reconnut le paradoxe de la beauté : régner seule sur un empire verrouillé par la convoitise. Il avait éprouvé cela dans son enfance. Trop beau pour se faire des amis. Les très beaux étaient une race à part. La belle femme faisait partie de cette race. Il l’avait décrite tant de fois dans ses romans ! Et voilà qu’elle se tenait là, maintenant, debout dans le cercle des hommes, debout dans sa lunette de visée !
Quand il eut abattu J.L.B. et que la belle femme se fut vidée au milieu de la foule, il accueillit l’explosion de ce corps comme la plus magnifique des déclarations d’amour. Elle le croyait mort. Elle lui offrait le somptueux hommage d’un deuil volcanique. Elle ignorait qu’il ne s’agissait pas de lui, sur la scène, mais d’une caricature dérisoire de lui-même. Elle s’imaginait avoir perdu son auteur préféré, quand son auteur, tout au contraire, venait de la découvrir !
Ce furent les phrases qu’il jeta, mot pour mot, ce soir-là, sur son carnet.
Il laissa le Palais Omnisports se vider, et sortit à quelques pas de la belle femme. Il monta dans le même wagon de métro. Il l’accompagna jusqu’à son immeuble, repéra son étage, la porte de son appartement. Il changea d’hôtel et loua une chambre proche de ses fenêtres à elle. Et, cette nuit-là, il écrivit, comme toutes les autres nuits. Il en était à décrire le pianiste, le meurtre du pianiste. Il, son personnage, savait parfaitement ce qu’il faisait. « Il » allait récupérer son identité, découvrir l’éditeur, le forcer à se dévoiler, rentrer dans ses droits. Alors seulement il se présenterait à la belle femme. Et c’était bien, aussi, l’intention de Krämer.
Mais il voulut la voir une fois encore avant de se mettre en chasse. Il la reconnut, en dépit de la perruque. Il la reconnut à sa démarche : une détermination extraordinaire. Il n’eut pas la force de la quitter. Il voulait comprendre aussi la raison de cette perruque, savoir où la mènerait cette détermination. Il assista à la location des voitures, la suivit jusqu’à la porte de ses différentes chambres de bonnes, se familiarisa avec sa collection de perruques. Lui-même roulait dans une petite Renault louée au nom de Krusmayer. Il assista au dispositif qu’elle mit en place autour de l’hôtel particulier, rue de la Pompe. Les trois voitures de location formaient un triangle autour de la cible. Elle passait de l’une à l’autre et d’une apparence à l’autre, montant ainsi une garde constante devant cet hôtel particulier. Elle laissait ses clefs de contact au tableau de bord, sans doute pour se replier plus vite en cas de nécessité. Il ignorait le but de cet encerclement. Il comprit, lorsqu’il reconnut le ministre Chabotte. Lorsqu’il la vit pointer un revolver contre le ventre du ministre Chabotte et s’engouffrer avec lui dans la Mercedes qu’elle venait de percuter. Cela se passa si vite qu’il fut pris de court, debout sur le trottoir. Il courut jusqu’à la B.M.W. qu’elle avait garée au croisement voisin et eut toutes les peines du monde à rejoindre la Mercedes. La Mercedes, heureusement, roulait à un train de sénateur. Quand elle s’immobilisa à l’orée du bois de Boulogne, il se gara non loin d’elle, se glissa dans le sous-bois et s’approcha. C’était bien Chabotte, oui, le sémillant directeur de cabinet qui s’était extasié sur son travail, dix-sept années plus tôt. Chabotte était de ces tempéraments secs que la vie n’empâte pas. Parfaitement reconnaissable. Mais comment la belle femme connaissait-elle Chabotte ? C’était une question qu’il poserait au ministre, si elle ne le tuait pas. Elle ne le tua pas. Elle l’obligea à sortir dans la nuit tombée, et la Mercedes s’éloigna. Krämer plaqua Chabotte au sol, dans les fourrés, le nez dans la mousse, et lui colla son revolver sur la nuque.
— Deux fois en cinq minutes, c’est au moins une fois de trop, protesta tranquillement le ministre.
Krämer le retourna.
— C’est vous, Krämer ? Et c’était vous aussi, à Bercy ? Félicitations… Vous êtes plus coopératif dans le rôle de tueur que dans celui de la victime.