On se pencha.
Carotide…
La vie n’y était plus.
« Les anges s’endorment dès qu’ils se posent », se répéta Jérémy quand le drap blanc eut refermé ses ailes sur le corps du vieux Thian. Et le garçon aurait laissé aller ses larmes si le Petit ne s’était écrié :
— Regardez ! Benjamin parle !
Toutes les têtes jetèrent leurs yeux sur Malaussène. Bien entendu, Malaussène se taisait, égal à lui-même, allongé dans une indifférence enviable sous le corps protecteur de Julie.
— Non, là ! Julie, regarde !
Julie releva enfin la tête et découvrit ce que tous cherchaient dans la direction pointée par le Petit. Là-bas, derrière la profusion des lianes translucides où elle-même s’était prise, l’électro-encéphalographe vibrait doucement, comme une clairière dans une trouée de soleil. Le cerveau de Benjamin traversait cette clairière en bonds furieux.
— Nom de Dieu, dit quelqu’un.
— Un court-circuit, évidemment !
Berthold traversa la chambre en trois enjambées et se pencha sur la machine en grommelant qu’on n’avait pas idée, aussi, de plonger sur un malade appareillé. Auscultation, boutons tournés à droite, à gauche, clignotements divers… rien à faire : Benjamin continuait à saturer l’écran.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Jérémy.
Comme personne ne lui répondait :
— Qu’est-ce qu’il dit ? répéta Jérémy.
Maintenant, Berthold cognait sur la machine, à main plate d’abord, poing fermé ensuite, plus sceptique devant les signes de cette régénérescence cérébrale qu’un expert de la curie romaine devant une collection de stigmates en fleur.
— Vous n’êtes pas foutu de nous dire ce qu’il dit ?
Jérémy s’adressait directement à Marty.
Marty venait de croiser le regard de Thérèse.
Rien à espérer de ce côté-là. Thérèse était Thérèse. Pas la moindre surprise.
— C’est ça ? insista Jérémy.
Berthold secouait la machine à deux mains.
— La famille Malaussène…
Tête en bas, Benjamin ressuscité n’était pas de meilleure humeur. Écran noir de rage, à présent.
— Enfin quoi, merde, qu’est-ce qu’il raconte, cet écran, beugla Jérémy, vous n’êtes pas foutu de nous l’expliquer, c’est ça ? Benjamin est guéri, non ? Ça veut dire clairement que Benjamin est guéri ? Qu’on peut lui enlever sa tuyauterie, qu’il va rentrer à la maison… Marty, docteur, c’est à vous que je parle ! Vous pouvez nous dire si Benjamin est guéri, oui ou non ? Est-ce qu’il y a un toubib au monde, un seul, qui sache dire « oui » ou « non » ?
La voix de Jérémy avait atteint des altitudes suffisantes pour alerter Marty sur son nuage de stupeur. Marty laissa tomber sur le gosse un regard que Jérémy connaissait bien, et demanda :
— Jérémy, ta baffe, tu y tiens absolument ou tu préfères t’en passer ?
Sur quoi, il ajouta :
— Sortez tous.
Plus doucement :
— S’il vous plaît.
Et, un air de gourmandise aux lèvres :
— Laissez-moi seul avec le docteur Berthold…
IX
J’IL
« Lazare, ici, dehors ! » El c’est le monde entier qui sort du tombeau.
49
— La carafe est vide et j’ai soif ! Il n’y a donc pas de larbin pour remplir cette foutue carafe ?
Il n’y avait pas de larbin mais une demi-douzaine d’étudiants se précipitèrent, prenant d’assaut la chaire du professeur Berthold, grimpant les premières marches de leur carrière, se disputant le récipient.
— Docteur ! hurla un des journalistes dans son micro.
— Professeur ! le corrigea Berthold, je ne suis pas venu ici pour qu’on me raccourcisse !
— Professeur combien d’heures a duré l’opération ?
— Avec un autre que moi, ça aurait duré jusqu’à l’âge de votre retraite, mon garçon, mais la chirurgie est un métier où il faut travailler plus vite que vous.
À l’occasion de la grande foire que s’offre annuellement la médecine sous le nom d’Entretiens Bichat, le C.H.U Pitié-Salpêtrière célébrait l’inconcevable exploit du professeur Berthold, une quadruple greffe reins-pancréas-cœur-poumons sur un sujet comateux depuis des mois, une réussite spectaculaire, pas le moindre signe de rejet, au point qu’une dizaine de jours seulement après l’opération, le patient avait retrouvé ses fonctions au grand complet, et sa famille, et toute son activité professionnelle. Une véritable résurrection !
— Grâce aux capacités techniques et à une prise multidisciplinaire, clamait le professeur Berthold, j’ai pu opérer pendant huit heures de rang, sous flux laminaire pour éviter tout problème septique, et je n’ai pas hésité à faire une sternolaparotomie, ce qui m’a donné un champ opératoire suffisamment large pour mener toutes les batailles de front !
— Vous aviez des collaborateurs ? demanda une journaliste radieuse qui semblait avoir quelque difficulté à manier simultanément son micro, son calepin, son crayon et son enthousiasme.
— Les auxiliaires comptent pour du beurre dans ce genre d’affaires, trancha le professeur Berthold, quelques petites mains au service d’une seule tête, la chirurgie a cela de commun avec la haute couture, mademoiselle !
— Dans quel ordre avez-vous procédé ?
— J’ai commencé par le bloc cœur-poumons, mais il a fallu faire fissa, parce que le pancréas exige d’être greffé cinq heures au maximum après le prélèvement.
— Vous avez donc fini par les reins ?
— Du gâteau, les reins, une promenade !… Le reste n’a d’ailleurs pas été beaucoup plus difficile… enfin, pour moi… j’ai tenu à ce que la plupart des anastomoses soient faites avec des pinces automatiques… faut marcher avec son temps.
— Comment expliquez-vous l’absence exceptionnelle de rejet chez votre receveur ?
— J’ai un truc.
On a tout dit des douceurs de la convalescence le corps qui se réveille dans les draps frais de la vie, la surprise familière de soi-même retrouvé, un peu plus soi chaque jour, et tellement neuf qu’on se manie avec des précautions de notice… ô la première bouchée mousseline et son atome de jambon sous la prudente molaire… ô les premiers pas en rodage sur les centimètres de la vie… et Belleville tout soudain dans les poumons, qu’on s’en envolerait si on ne pesait pas encore son vieux poids de malade… ô le doux gîte du lit pour ces premières forces exténuées… et ces sourires qui vous bordent… ces maniements de porcelaine… ombre tirée sur le sommeil… long sommeil du convalescent… ô le soleil du matin !
On a tout dit des douceurs de la convalescence.
Mais la résurrection…
Berthold m’a ressuscité, c’est vrai. Sous la menace de Marty, certes, mais Berthold m’a ressuscité. Taillant et prélevant dans le corps de Krämer, greffant et cousant dans le mien, Berthold m’a ressuscité. Du tueur et de l’assassiné, Berthold n’a fait qu’un… Et qui aurait quelques petites choses à dire au sujet de la résurrection. D’abord, ceci : que les plus fervents d’entre les croyants y croient sans y croire. Les Clara, les Jérémy, l’œil qu’ils ont posé sur moi quand mes yeux se sont ouverts ! Même Thérèse ! Je n’en jurerais pas, mais il m’a semblé voir palpiter l’aile fugace de la surprise dans le regard de Thérèse quand elle m’a vu debout pour la première fois. Ils m’ont regardé avec des yeux si neufs… On aurait dit que c’était eux, les ressuscités ! Ô Lazare, vieux cousin de Béthanie, n’est-ce pas cela la surprise des surprises ? En nous ramenant à la vie, c’est la vie qu’ils ressuscitent ! C’est Marthe et Marie créées une seconde fois pour toi par le bel arpenteur d’eau ! Plus que ça, même, c’est la Judée tout entière pour toi ressuscitée, pour toi seul, la Judée rappelée à la vie ! « Lazare, ici, dehors ! » Et c’est le monde entier qui sort du tombeau, tout familier et tout neuf, là est le vrai miracle ! Ceux qu’on croyait ne plus jamais voir et qui sont là, frais pondus mais avec un sentiment de toujours : Julie, Clara, Thérèse, Julius, Jérémy, et le Petit, Louna, Verdun, Hadouch, Amar et Yasmina… ô le délicieux chapelet des noms… Loussa, Calignac, Zabo, Marty et Coudrier… ô les noms en grappe des ressuscités… et les ressuscités répétant votre nom, Benjamin ! Benjamin ! comme on se pince pour s’assurer qu’on est bien vivant…