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— Les assassins sont souvent des gens que l’on n’a pas crus.

— Les dictateurs aussi, a rétorqué Julie.

(En pleine mondanité inspirée, on était.)

— En effet, certains de mes pensionnaires se débrouilleraient fort bien en Amérique latine.

— Au lieu de quoi, vous en avez fait des artistes.

— Tant qu’à régner sur un monde, autant que ce soit sur le leur.

(Arrête ! Stop ! Tant d’intelligence en si peu de mots, c’est trop ! Pitié !…)

Et là, Saint-Hiver, le très sérieux, s’était accordé un sourire malicieux :

— Et parmi ces artistes, nous comptons même des architectes qui conçoivent en ce moment les plans d’élargissement de notre prison.

L’effet de stupeur fonctionna au quart de poil :

— Vous voulez dire que vos prisonniers sont en train de construire leurs propres cellules ? s’est exclamée Julie.

— N’est-ce pas ce que nous faisons tous ?

La mèche, encore la mèche blanche…

— Seulement, nous sommes de mauvais architectes. Nos cellules conjugales nous étouffent, nos centrales professionnelles nous dévorent, nos prisons familiales poussent nos enfants à la drogue, et la petite lucarne télévisuelle par laquelle nous regardons pathétiquement à l’extérieur ne nous renvoie qu’à nous-mêmes.

Ici, Jérémy est intervenu avec une certaine fierté :

— Nous, on n’a pas la télé !

— C’est en partie pour cette raison que Clara est Clara, a répondu Saint-Hiver le plus sérieusement du monde.

Moi, il commençait à me courir, l’archange ! Outre qu’il jouait de ses superbes cheveux blancs comme un avocat qui aurait eu ses manches sur sa tête, son baratin me rappelait celui de la grande époque où tous les copains débarquaient à la maison pendant que je torchais les mômes de maman, pour essayer de me convertir à la vie-vraie. Le couplet sur la famille-constrictor, l’entreprise-crocodile, le couple-python et la télé-miroir, on me l’avait servi jusqu’à l’indigestion. De quoi vous filer une fringale d’aliénation tous azimuts ! On a envie de passer le reste de ses jours en famille, devant la téloche, à bouffer des conserves avariées, et de ne sortir qu’une fois par semaine, en tenant les enfants par la main, pour se farcir une bonne vieille messe en latin. Non, pas la messe, non, ça lui ferait trop plaisir, à Saint-Hiver. Il a une voix de cantique, cet homme-là, une voix sucrée qui semble tomber d’un poste d’observation situé très au-dessus de sa tête. Bon Dieu qu’il m’agace ! On a envie de lui dire : « Arrête ton nuage, Saint-Hiver, tu as vingt ans de retard ! » Mais on est aussitôt paralysé par la question des questions : « De retard sur quoi ? »

Parce qu’il me l’a fait visiter, sa sacrée taule ! Et c’est vrai que j’en suis resté tout debout ! Incroyable, quand j’y repense : on croit ouvrir des portes de cellules, et on tombe sur des auditoriums dernier cri, des ateliers de peinture éclairés comme le ciel, des bibliothèques monacales où le type assis, penché sur son boulot, sa corbeille débordant de brouillons, se retourne à peine pour saluer les visiteurs Rares, d’ailleurs, les visiteurs. Très tôt après leur incarcération, les prisonniers de Saint-Hiver renoncent aux visites. Saint-Hiver affirme n’y être pour rien. (Mouvement de mèche.) Très vite, ces hommes sentent qu’ils ont acquis entre ces murs une liberté qu’il leur faut préserver des atteintes de l’extérieur. S’ils ont tué, dehors, c’est, selon eux, parce qu’on leur a refusé le droit d’affirmer cette liberté-là.

— Et leur refus des visites s’est étendu au rejet des médias sous toutes leurs formes, mademoiselle Corrençon, a précisé Saint-Hiver d’une voix appuyée. Ni journaux, ni radio, ni aucun autre vecteur de l’air du temps. Nous faisons nous-mêmes notre propre télévision.

Puis, avec un sourire réellement archangélique :

— En somme, la seule manifestation du monde extérieur que mes pensionnaires acceptent, c’est la présence de Clara dans nos murs.

Ouais… ouais…, ouais… tout mon problème, justement. Ces taulards inspirés ont adopté ma Clara, et son inséparable appareil photo, qu’elle a aussitôt mis au service de leur iconographie. Elle les a photographiés au travail, elle a photographié les murs, les portes, les serrures, elle a photographié la corbeille pleine de brouillons, deux profils penchés sur le plan des futures cellules, le studio de leur télévision intérieure, le piano à queue luisant comme un orque sous le soleil de la cour centrale, elle a photographié un front pensif dans le reflet d’un écran d’ordinateur, le poignet d’un sculpteur à l’instant où le marteau s’abat sur le ciseau, puis elle a développé, et ils se sont vus vivre, ces taulards, le long des couloirs, sur les fils où séchaient les photos de Clara, ils ont découvert le grouillement extraordinairement vivant d’une existence où chaque geste avait un sens, saisi et magnifié par l’objectif de Clara. Ils sont devenus leur propre extérieur. Grâce à elle, maintenant, ils sont le dedans et le dehors. Ils aiment Clara !

* * *

Alors moi. Benjamin Malaussène, frère de famille, cherchant le sommeil sur une chaise plantée au cœur de mes responsabilités, je pose solennellement la question : est-ce que c’est une vie, pour Clara ? Est-ce qu’une fille qui a passé son enfance à élever les rejetons de sa mère ne mérite pas mieux, pour la suite des événements, que d’aller pouponner les âmes damnées d’un archange aux yeux bleu ciel ?

5

— C’est l’heure, Benjamin.

La robe de mariée s’est posée sur Clara. Les anges sont blancs, je peux en témoigner, absolument immaculés, façonnés dans la chantilly. Des cascades de blancheur vaporeuse leur dégringolent du sommet du crâne pour mousser copieusement autour d’eux. Les anges sont des êtres de vapeur et d’écume, ils n’ont pas de main, ils n’ont pas de pied, ils n’ont qu’un sourire incertain avec du blanc autour. Et tout le monde fait bien gaffe à ne pas marcher sur ce blanc, sinon les anges se retrouveraient à poil.

— Benjamin, c’est l’heure…

La maison s’est préparée sans bruit autour de moi. Clara me tend une tasse de café. Soit. À califourchon sur ma chaise, comme ces traîtres d’antan qu’on fusillait le dos tourné au peloton, je bois la tasse. Silence général. Dans lequel Hadouch fait son entrée. Sapé comme un prince du bitume, le costard juste au corps, il a le visage clos de l’invité qui a déposé sa couronne mortuaire dans le vestibule. Ça me donne un petit coup de fouet.

— Salut, mon frère Hadouch, ça va mieux ?

Il me regarde en hochant la tête avec un sourire qui promet une revanche.

— Qu’est-ce que tu attends pour aller te fringuer, Ben, tu veux mettre le bonheur en retard ?

Derrière lui, Mo et Simon lui font une escorte du dimanche. Toute la hauteur du Mossi est encostardée de marron. La veste est entrebâillée sur un gilet d’or pur qui se marie on ne peut mieux avec une collection de bagouses que je ne lui avais jamais vues jusque-là. Un œillet à la boutonnière et des pompes deux tons, il est parfait. Manquent juste le borsalino et la paire de bretelles crème. Il sent la cannelle. Le Kabyle, lui, s’est parfumé à la menthe fraîche et a accordé l’incendie naturel de sa tignasse à un costard vert, phosphorescent, cintré à la taille, et pattes d’éléphant. Malgré ses semelles compensées, il est plus large que haut. Quelque chose comme une punaise géante dont on aurait allumé la tête.

— Mo ! Simon ! Vous êtes splendides !

Les anges volent, ça aussi, je peux en témoigner, et quand ils volent des bras d’un Kabyle à ceux d’un Mossi de la troisième génération bellevilloise, les anges sont roses de plaisir. Applaudissements de Julie, de Thian, des mômes. Pourtant, en voyant entrer le Kabyle et le Mossi, l’inspecteur Van Thian a marqué un léger temps d’arrêt. À l’époque où il enquêtait sur les meurtres de vieilles à Belleville, lui-même déguisé en veuve de chez lui, son corps en cep de vigne moulé dans une robe thaïe, Mo et Simon ont été les premiers à le retapisser comme flic travesti. Thian en a conservé une blessure d’orgueil difficilement cicatrisable. Quant aux deux autres porte-flingues, là, de se retrouver tout endimanchés devant un flic qui les connaît comme s’il les avait faits, ça ne les met pas trop à l’aise non plus. Mais, par la grâce des mélanges amoureux, la maison Malaussène est devenue l’O.N.U. de la rousse et de la rue. Et puis ce que Thian porte contre sa poitrine glissé dans un baudrier de cuir, capte l’attention de tout le monde. C’est minuscule et blême de rage, dans une robe aussi blanche et presque aussi vaste que celle de Clara. C’est Verdun, avec ses six mois d’existence et de colère, Verdun et ses petits poings serrés face au monde. Thian représente toujours une menace vivante, quand il a Verdun dans les bras. S’il la lâche, elle explose. Nous le savons tous, ici : avec une arme pareille, Thian pourrait braquer n’importe quelle banque.