Mon solitaire m’accueillit avec une joie visible ; il consentit volontiers à partager mon dîner. Je lui fis boire un peu de vin dont il avait perdu l’habitude ; il s’anima, et se mit à parler de sa vie passée. Il avait toujours habité Paris et vécu en garçon joyeux, me semblait-il.
Je lui demandai brusquement :
— Quelle drôle d’idée vous avez eue de venir vous percher sur ce sommet ?
Il répondit aussitôt :
— Ah ! C’est que j’ai reçu la plus rude secousse que puisse recevoir un homme. Mais pourquoi vous cacher ce malheur ? Il vous fera me plaindre, peut-être ! Et puis… Je ne l’ai dit jamais à personne… Jamais… et je voudrais savoir… une fois… ce qu’en pense un autre… et comment il le juge.
Né à Paris, élevé à Paris, je grandis et je vécus dans cette ville. Mes parents m’avaient laissé quelques milliers de francs de rente, et j’obtins, par protection, une place modeste et tranquille qui me faisait riche, pour un garçon.
J’avais mené, dès mon adolescence, une vie de garçon. Vous savez ce que c’est. Libre et sans famille, résolu à ne point prendre de femme légitime, je passais tantôt trois mois avec l’une, tantôt six mois avec l’autre, puis un an sans compagne en butinant sur la masse des filles à prendre ou à vendre.
Cette existence médiocre, et banale si vous voulez, me convenait, satisfaisait mes goûts naturels de changement et de badauderie. Je vivais sur le boulevard, dans les théâtres et les cafés, toujours dehors, presque sans domicile, bien que proprement logé. J’étais un de ces milliers d’êtres qui se laissent flotter, comme des bouchons, dans la vie ; pour qui les murs de Paris sont les murs du monde, et qui n’ont souci de rien, n’ayant de passion pour rien. J’étais ce qu’on appelle un bon garçon, sans qualités et sans défauts. Voilà. Et je me juge exactement.
Donc, de vingt à quarante ans, mon existence s’écoula lente et rapide, sans aucun événement marquant. Comme elles vont vite les années monotones de Paris où n’entre dans l’esprit aucun de ces souvenirs qui font date, ces années longues et pressées, banales et gaies, où l’on boit, mange et rit sans savoir pourquoi, les lèvres tendues vers tout ce qui se goûte et tout ce qui s’embrasse, sans avoir envie de rien. On était jeune ; on est vieux sans avoir rien fait de ce que font les autres ; sans aucune attache, aucune racine, aucun lien, presque sans amis, sans parents, sans femme, sans enfants !
Donc, j’atteignis doucement et vivement la quarantaine ; et pour fêter cet anniversaire, je m’offris, à moi tout seul, un bon dîner dans un grand café. J’étais un solitaire dans le monde ; je jugeai plaisant de célébrer cette date en solitaire.
Après dîner, j’hésitai sur ce que je ferais. J’eus envie d’entrer dans un théâtre ; et puis l’idée me vint d’aller en pèlerinage au quartier Latin, où j’avais fait mon droit jadis. Je traversai donc Paris, et j’entrai sans préméditation dans une de ces brasseries où l’on est servi par des filles.
Celle qui prenait soin de ma table était toute jeune, jolie et rieuse. Je lui offris une consommation quelle accepta tout de suite. Elle s’assit en face de moi et me regarda de son œil exercé, sans savoir à quel genre de mâle elle avait affaire. C’était une blonde, ou plutôt une blondine, une franche, toute franche créature qu’on devinait rose et potelée sous l’étoffe gonflée du corsage. Je lui dis les choses galantes et bêtes qu’on dit toujours à ces êtres là ; et comme elle était vraiment charmante, l’idée me vint soudain de l’emmener… toujours pour fêter ma quarantaine. Ce ne fut ni long ni difficile. Elle se trouvait libre… depuis quinze jours, me dit-elle… et elle accepta d’abord de venir souper aux Halles quand son service serait fini.
Comme je craignais qu’elle ne me faussât compagnie — on ne sait jamais ce qui peut arriver, ni qui peut entrer dans ces brasseries, ni le vent qui souffle dans une tête de femme — je demeurai là, toute la soirée, à l’attendre.
J’étais libre aussi, moi, depuis un mois ou deux et je me demandais, en regardant aller de table en table cette mignonne débutante de l’amour, si je ne ferais pas bien de passer bail avec elle pour quelque temps. Je vous conte là une de ces vulgaires aventures quotidiennes de la vie des hommes à Paris.
Pardonnez-moi ces détails grossiers ; ceux qui n’ont pas aimé poétiquement prennent et choisissent les femmes comme on choisit une côtelette à la boucherie, sans s’occuper d’autre chose que de la qualité de leur chair.
Donc, je l’emmenai chez elle — car j’ai le respect de mes draps. C’était un petit logis d’ouvrière, au cinquième, propre et pauvre ; et j’y passai deux heures charmantes. Elle avait, cette petite, une grâce et une gentillesse rares.
Comme j’allais partir, je m’avançai vers la cheminée afin d’y déposer le cadeau réglementaire, après avoir pris jour pour une seconde entrevue avec la fillette, qui demeurait au lit ; je vis vaguement une pendule sous globe, deux vases de fleurs et deux photographies dont l’une, très ancienne, une de ces épreuves sur verre appelées daguerréotypes. Je me penchai, par hasard, vers ce portrait, et je demeurai interdit, trop surpris pour comprendre… C’était le mien, le premier de mes portraits… que j’avais fait faire autrefois, quand je vivais en étudiant au quartier Latin.
Je le saisis brusquement pour l’examiner de plus près. Je ne me trompais point… et j’eus envie de rire tant la chose me parut inattendue et drôle. Je demandai :
— Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ?
Elle répondit :
— C’est mon père, que je n’ai pas connu. Maman me l’a laissé en me disant de le garder, que ça me servirait peut-être un jour…
Elle hésita, se mit à rire, et reprit :
— Je ne sais pas à quoi, par exemple. Je ne pense pas qu’il vienne me reconnaître.
Mon cœur battait précipité comme le galop d’un cheval emporté. Je remis l’image à plat sur la cheminée, je posai dessus, sans même savoir ce que je faisais, deux billets de cent francs que j’avais en poche, et je me sauvai en criant :
— A bientôt… au revoir… ma chérie… au revoir.
J’entendis qu’elle répondait :
— A mardi.
J’étais dans l’escalier obscur que je descendis à tâtons.
Lorsque je sortis dehors, je m’aperçus qu’il pleuvait, et je partis à grands pas, par une rue quelconque.
J’allais devant moi, affolé, éperdu, cherchant à me souvenir ! Etait-ce possible ? — Oui. — Je me rappelai soudain une fille qui m’avait écrit, un mois environ après notre rupture, qu’elle était enceinte de moi. J’avais déchiré où brûlé la lettre, et oublié cela. — J’aurais dû regarder la photographie de la femme sur la cheminée de la Petite. Mais l’aurais-je reconnue ? C’était la photographie d’une vieille femme, me semblait-il.
J’atteignis le quai. Je vis un banc ; et je m’assis. Il pleuvait. Des gens passaient de temps en temps sous des parapluies. La vie m’apparut odieuse et révoltante, pleine de misères, de hontes, d’infamies voulues ou inconscientes. Ma fille !… Je venais peut-être de posséder ma fille !… Et Paris, ce grand Paris sombre, morne, boueux, triste, noir, avec toutes ces maisons fermées, était plein de choses pareilles, d’adultères, d’incestes, d’enfants violés. Je me rappelai ce qu’on disait des ponts hantés par des vicieux infâmes.