Au dessert, on apporta le gâteau des Rois. Or, chaque année, M. Chantal était roi. Etait-ce l’effet d’un hasard continu ou d’une convention familiale, je n’en sais rien, mais il trouvait infailliblement la fève dans sa part de pâtisserie, et il proclamait reine Mme Chantal. Aussi, fus-je stupéfait en sentant dans une bouchée de brioche quelque chose de très dur qui faillit me casser une dent. J’ôtai doucement cet objet de ma bouche et j’aperçus une petite poupée de porcelaine, pas plus grosse qu’un haricot. La surprise me fit dire :
— Ah !
On me regarda, et Chantal s’écria en battant des mains :
— C’est Gaston. C’est Gaston. Vive le roi ! vive le roi ! Tout le monde reprit en chœur : « Vive le roi ! » Et je rougis jusqu’aux oreilles, comme on rougit souvent, sans raison, dans les situations un peu sottes. Je demeurais les yeux baissés, tenant entre deux doigts ce grain de faïence, m’efforçant de rire et ne sachant que faire ni que dire, lorsque Chantal reprit :
— Maintenant, il faut choisir une reine.
Alors je fus atterré. En une seconde, mille pensées, mille suppositions me traversèrent l’esprit. Voulait-on me faire désigner une des demoiselles Chantal ? Etait-ce là un moyen de me faire dire celle que je préférais ? Etait-ce une douce, légère, insensible poussée des parents vers un mariage possible ? L’idée de mariage rôde sans cesse dans toutes les maisons à grandes filles et prend toutes les formes, tous les déguisements, tous les moyens. Une peur atroce de me compromettre m’envahit, et aussi une extrême timidité, devant l’attitude si obstinément correcte et fermée de Mlles Louise et Pauline. Elire l’une d’elles au détriment de l’autre me sembla aussi difficile que de choisir entre deux gouttes d’eau ; et puis, la crainte de m’aventurer dans une histoire où je serais conduit au mariage malgré moi, tout doucement, par des procédés aussi discrets, aussi inaperçus et aussi calmes que cette royauté insignifiante, me troublait horriblement.
Mais tout à coup, j’eus une inspiration, et je tendis à Mlle Perle la poupée symbolique. Tout le monde fut d’abord surpris, puis on apprécia sans doute ma délicatesse et ma discrétion, car on applaudit avec furie. On criait.
— Vive la reine ! vive la reine
Quant à elle, la pauvre vieille fille, elle avait perdu toute contenance ; elle tremblait, effarée, et balbutiait :
— Mais non… mais non… mais non… pas moi… Je vous en prie… pas moi… Je vous en prie…
Alors, pour la première fois de ma vie, je regardai Mlle Perle, et je me demandai ce qu’elle était.
J’étais habitué à la voir dans cette maison, comme on voit les vieux fauteuils de tapisserie sur lesquels on s’assied depuis son enfance sans y avoir jamais pris garde. Un jour, on ne sait pourquoi, parce qu’un rayon de soleil tombe sur le siège, on se dit tout à coup : « Tiens mais il est fort curieux, ce meuble » ; et on découvre que le bois a été travaillé par un artiste, et que l’étoffe est remarquable. Jamais je n’avais pris garde à Mlle Perle.
Elle faisait partie de la famille Chantal, voilà tout ; mais comment ? A quel titre ? C’était une grande personne maigre qui s’efforçait de rester inaperçue, mais qui n’était pas insignifiante. On la traitait amicalement, mieux qu’une femme de charge, moins bien qu’une parente. Je saisissais tout à coup, maintenant, une quantité de nuances dont je ne m’étais point soucié jusqu’ici ! Mme Chantal disait : « Perle. » Les jeunes filles : « Mlle Perle », et Chantal ne l’appelait que « Mademoiselle », d’un air plus révérend peut-être.
Je me mis à la regarder. Quel âge avait-elle ? Quarante ans ? Oui, quarante ans. Elle n’était pas vieille, cette fille, elle se vieillissait. Je fus soudain frappé par cette remarque. Elle se coiffait, s’habillait, se parait ridiculement, et, malgré tout, elle n’était point ridicule, tant elle portait en elle de grâce simple, naturelle, de grâce voilée, cachée avec soin. Quelle drôle de créature, vraiment ! Comment ne l’avais-je jamais mieux observée ? Elle se coiffait d’une façon grotesque, avec de petits frisons vieillots tout à fait farces ; et, sous cette chevelure à la Vierge conservée, on voyait un grand front calme, coupé par deux rides profondes, deux rides de longues tristesses, puis deux yeux bleus, larges et doux, si timides, si craintifs, si humbles, deux beaux yeux restés si naïfs, pleins d’étonnement de fillette, de sensations jeunes et aussi de chagrins qui avaient passé dedans, en les attendrissant, sans les troubler.
Tout le visage était fin et discret, un de ces visages qui se sont éteints sans avoir été usés, ou fanés par les fatigues ou les grandes émotions de la vie.
Quelle jolie bouche ! Et quelles jolies dents ! Mais on eût dit qu’elle n’osait pas sourire !
Et, brusquement, je la comparai à Mme Chantal ! Certes, Mlle Perle était mieux, cent fois mieux, plus fine, plus noble, plus fière.
J’étais stupéfait de mes observations. On versait du champagne. Je tendis mon verre à la reine, en portant sa santé avec un compliment bien tourné. Elle eut envie, je m’en aperçus, de se cacher la figure dans sa serviette ; puis comme elle trempait ses lèvres dans le vin clair, tout le monde cria :
— La reine boit ! La reine boit !
Elle devint alors toute rouge et s’étrangla. On riait ; mais je vis bien qu’on l’aimait beaucoup dans la maison.
III
Dès que le dîner fut fini, Chantal me prit par le bras. C’était l’heure de son cigare, heure sacrée. Quand il était seul, il allait le fumer dans la rue ; quand il avait quelqu’un à dîner, on montait au billard, et il jouait en fumant. Ce soir-là, on avait même fait du feu dans le billard, à cause des Rois ; et mon vieil ami prit sa queue, une queue très fine qu’il frotta de blanc avec grand soin, puis il dit :
— A toi, mon garçon !
Car il me tutoyait, bien que j’eusse vingt-cinq ans, mais il m’avait vu tout enfant.
Je commençai donc la partie ; je fis quelques carambolages ; j’en manquai quelques autres ; mais comme la pensée de Mlle Perle me rôdait dans la tète, je demandai tout à coup :
— Dites donc, Monsieur Chantal, est-ce que Mlle Perle est votre parente ?
Il cessa de jouer, très étonné, et me regarda.
— Comment, tu ne sais pas ? Tu ne connais pas l’histoire de Mlle Perle ?
— Mais non.
— Ton père ne te l’a jamais racontée ?
— Mais non.
— Tiens, tiens, que c’est drôle ! Ah ! Par exemple, que c’est drôle ! Oh ! Mais, c’est toute une aventure !
Il se tut, puis reprit :
— Et si tu savais comme c’est singulier que tu me demandes ça aujourd’hui, un jour des Rois.
— Pourquoi ?
— Ah ! Pourquoi ! Ecoute. Voilà de cela quarante et un ans, quarante et un ans aujourd’hui même, jour de l’Epiphanie. Nous habitions alors Roüy-le-Tors, sur les remparts ; mais il faut d’abord t’expliquer la maison pour que tu comprennes bien. Roüy est bâti sur une côte, ou plutôt sur un mamelon qui domine un grand pays de prairies. Nous avions là une maison avec un beau jardin suspendu, soutenu en l’air par les vieux murs de défense. Donc la maison était dans la ville, dans la rue, tandis que le jardin dominait la plaine. Il y avait aussi une porte de sortie de ce jardin sur la campagne, au bout d’un escalier secret qui descendait dans l’épaisseur des murs, comme on en trouve dans les romans. Une route passait devant cette porte qui était munie d’une grosse cloche, car les paysans, pour éviter le grand tour, apportaient par là leurs provisions.