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Je regardais M. Chantal et il me semblait que je pénétrais dans son esprit, que je pénétrais tout à coup dans un de ces humbles et cruels drames des cœurs honnêtes, des cœurs droits, des cœurs sans reproches, dans un de ces drames inavoués, inexplorés, que personne n’a connu, pas même ceux qui en sont les muettes et résignées victimes. Et, une curiosité hardie me poussant tout à coup, je prononçai :

— C’est vous qui auriez dû l’épouser, Monsieur Chantal ?

Il tressaillit, me regarda, et dit :

— Moi ? Épouser qui ?

— Mlle Perle.

— Pourquoi ça ?

— Parce que vous l’aimiez plus que votre cousine.

Il me regarda avec des yeux étranges, ronds, effarés, puis il balbutia :

— Je l’ai aimée… moi ?… comment ? qu’est-ce qui t’a dit ça ?…

— Parbleu, ça se voit… et c’est même à cause d’elle que vous avez tardé si longtemps à épouser votre cousine qui vous attendait depuis six ans.

Il lâcha la bille qu’il tenait de la main gauche, saisit à deux mains le linge à craie, et, s’en couvrant le visage, se mit à sangloter dedans. Il pleurait d’une façon désolante et ridicule, comme pleure une éponge qu’on presse, par les yeux, le nez et la bouche en même temps. Et il a toussait, crachait, se mouchait dans le linge à craie, s’essuyait les yeux, éternuait, recommençait à couler par toutes les fentes de son visage, avec un bruit de gorge qui faisait penser aux gargarismes.

Moi, effaré, honteux, j’avais envie de me sauver et je ne savais plus que dire, que faire, que tenter.

Et soudain, la voix de Mme Chantal résonna dans l’escalier :

— Est-ce bientôt fini, votre fumerie ?

J’ouvris la porte et je criai :

— Oui, Madame, nous descendons.

Puis, je me précipitai vers son mari, et, le saisissant par les coudes.

— Monsieur Chantal, mon ami Chantal, écoutez-moi ; votre femme vous appelle, remettez-vous, remettez-vous vite, il faut descendre ; remettez-vous. Il bégaya :

— Oui… oui… Je viens… pauvre fille !… Je viens… dites-lui que j’arrive.

Et il commença à s’essuyer consciencieusement la figure avec le linge qui, depuis deux ou trois ans, essuyait toutes les marques de l’ardoise, puis il apparut, moitié blanc et moitié rouge, le front, le nez, les joues et le menton barbouillés de craie, et les yeux gonflés, encore Pleins de larmes.

Je le pris par les mains et l’entraînai dans sa chambre en murmurant :

— Je vous demande pardon, je vous demande bien pardon, Monsieur Chantal, de vous avoir fait de la peine… mais… Je ne savais pas… vous… vous comprenez…

Il me serra la main :

— Oui… oui… il y a des moments difficiles…

Puis il se plongea la figure dans sa cuvette Quand il en sortit, il ne me parut pas encore présentable ; mais j’eus l’idée d’une petite ruse. Comme il s’inquiétait, en se regardant dans la glace, je lui dis :

— Il suffira de raconter que vous avez un grain poussière dans l’œil, et vous pourrez pleurer devant tout le monde autant qu’il vous plaira.

Il descendit en effet, en se frottant les yeux avec son mouchoir. On s’inquiéta ; chacun voulut chercher le grain de poussière qu’on ne trouva point, et on raconta des cas semblables où il était devenu nécessaire d’aller chercher le médecin.

Moi, j’avais rejoint Mlle Perle et je la regardais, tourmenté par une curiosité ardente, une curiosité qui devenait une souffrance. Elle avait dû être bien jolie en effet, avec ses yeux doux, si grands, si calmes, si larges qu’elle avait l’air de ne les jamais fermer, comme font les autres humains. Sa toilette était un peu ridicule, une vraie toilette de vieille fille, et la déparait sans la rendre gauche.

Il me semblait que je voyais en elle, comme j’avais vu tout à l’heure dans l’âme de M. Chantal, que j’apercevais, d’un bout à l’autre, cette vie humble, simple et dévouée ; mais un besoin me venait aux lèvres, un besoin harcelant de l’interroger, de savoir si, elle aussi, l’avait aimé, lui ; si elle avait souffert comme lui de cette longue souffrance secrète, aiguë, qu’on ne voit pas, qu’on ne sait pas, qu’on ne devine pas, mais qui s’échappe la nuit, dans la solitude de la chambre noire. Je la regardais, je voyais battre son cœur sous son corsage à guimpe, et je me demandais si cette douce figure candide avait gémi chaque soir, dans l’épaisseur moite de l’oreiller, et sangloté, le corps secoué de sursauts, dans la fièvre du lit brûlant. Et je lui dis tout bas, comme font les enfants qui cassent un bijou pour voir dedans :

— Si vous aviez vu pleurer M. Chantal tout à l’heure, il vous aurait fait pitié.

Elle tressaillit :

— Comment, il pleurait ?

— Oh ! Oui, il pleurait !

— Et pourquoi ça ?

Elle semblait très émue. Je répondis :

— A votre sujet.

— A mon sujet ?

— Oui. Il me racontait combien il vous avait aimée autrefois ; et combien il lui en avait coûté d’épouser sa femme au lieu de vous…

Sa figure pâle me parut s’allonger un peu ; ses yeux toujours ouverts, ses yeux calmes se fermèrent tout à coup, si vite qu’ils semblaient s’être clos pour toujours. Elle glissa de sa chaise sur le plancher et s’y affaissa doucement, lentement, comme aurait fait une écharpe tombée. Je criai :

— Au secours ! Au secours ! Mlle Perle se trouve mal. Mme Chantal et ses filles se précipitèrent, et comme on cherchait de l’eau, une serviette et du vinaigre, je pris mon chapeau et je me sauvai. Je m’en allai à grands pas, le cœur secoué, l’esprit plein de remords et de regrets. Et parfois aussi j’étais content ; il me semblait que j’avais fait une chose louable et nécessaire.

Je me demandais : « Ai-je eu tort ? Ai-je eu raison ? » Ils avaient cela dans l’âme comme on garde du plomb dans une plaie fermée. Maintenant ne seront-ils pas plus heureux ? Il était trop tard pour que recommençât leur torture et assez tôt pour qu’ils s’en souvinssent avec attendrissement.

Et peut-être qu’un soir du prochain printemps, émus par un rayon de lune tombé sur l’herbe, à leurs pieds, à travers les branches, ils se prendront et se serreront la main en souvenir de toute cette souffrance étouffée et cruelle ; et peut-être aussi que cette courte étreinte fera passer dans leurs veines un peu de ce frisson qu’ils n’auront point connu, et leur jettera, à ces morts ressuscités en une seconde, la rapide et divine sensation de cette ivresse, de cette folie qui donne aux amoureux plus de bonheur en un tressaillement, que n’en peuvent cueillir, en toute leur vie, les autres hommes !

16 janvier 1886

Rosalie Prudent

Il y avait vraiment dans cette affaire un mystère que ni les jurés, ni le président, ni le procureur de la République lui-même ne parvenaient à comprendre.

La fille prudent (Rosalie), bonne chez les époux Varambot, de Mantes, devenue grosse à l’insu de ses maîtres, avait accouché, pendant la nuit, dans sa mansarde, puis tué et enterré son enfant dans le jardin.