Un bruit de pas me fit tourner la tête ; une femme, une grande femme brune passait sur le chemin qui suit la mer en allant vers le cap.
M. Martini murmura, en faisant sonner les finales : — C’est Mme Parisse, vous savez !
Non, je ne savais pas, mais ce nom jeté, ce nom du berger troyen me confirma dans mon rêve.
Je dis cependant :
— Qui ça, Mme Parisse ?
Il parut stupéfait que je ne connusse pas cette histoire. J’affirmai que je ne la savais point ; et je regardais la femme qui s’en allait sans nous voir, rêvant, marchant d’un pas grave et lent, comme marchaient sans doute les dames de l’antiquité. Elle devait avoir trente-cinq ans environ, et restait belle, fort belle, bien qu’un peu grasse. Et M. Martini me conta ceci.
II
Mme Parisse, une demoiselle Combelombe, avait épousé, un an avant la guerre de 1870, M. Parisse, fonctionnaire du gouvernement. C’était alors une belle jeune fille, aussi mince et aussi gaie qu’elle était devenue forte et triste. Elle avait accepté à regret M. Parisse, un de ces petits hommes à bedaine et à jambes courtes qui trottent menu dans une culotte toujours trop large.
Après la guerre, Antibes fut occupée par un seul bataillon de ligne commandé par M. Jean de Carmelin, un jeune officier décoré pendant la campagne et qui venait seulement de recevoir les quatre galons.
Comme il s’ennuyait fort dans cette forteresse, dans cette taupinière étouffante enfermée en sa double enceinte d’énormes murailles, le commandant allait souvent se promener sur le cap, sorte de parc ou de forêt de pins éventée par toutes les brises du large.
Il y rencontra Mme Parisse qui venait aussi, les soirs d’été, respirer l’air frais sous les arbres. Comment s’aimèrent-ils ? Le sait-on ? Ils se rencontraient, ils se regardaient, et quand ils ne se voyaient plus, ils pensaient l’un à l’autre, sans doute. L’image de la jeune femme aux prunelles brunes, aux cheveux noirs, au teint pâle, de la belle et franche Méridionale qui montrait ses dents en souriant, restait flottante devant les yeux de l’officier qui continuait sa promenade en mangeant son cigare au lieu de le fumer ; et l’image du commandant serré dans sa tunique, culotté de rouge et couvert d’or, dont la moustache blonde frisait sur sa lèvre, devait passer le soir devant les yeux de Mme Parisse quand son mari, mal rasé et mal vêtu, court de pattes et ventru, rentrait pour souper.
A force de se rencontrer, ils sourirent en se revoyant, peut-être ; et à force de se revoir, ils s’imaginèrent qu’ils se connaissaient. Il la salua assurément. Elle fut surprise et s’inclina, si peu, si peu, tout juste ce qu’il fallait pour ne pas être impolie. Mais au bout de quinze jours elle lui rendait son salut, de loin, avant même d’être côte à côte. Il lui parla ! De quoi ? Du coucher du soleil sans aucun doute. Et ils l’admirèrent ensemble, en le regardant au fond de leurs yeux plus souvent qu’à l’horizon. Et tous les soirs pendant deux semaines ce fut le prétexte banal et persistant d’une causerie de quelques minutes.
Puis ils osèrent faire quelques pas ensemble en s’entretenant de sujets quelconques ; mais leurs yeux déjà se disaient mille choses plus intimes, de ces choses secrètes, charmantes dont on voit le reflet dans la douceur, dans l’émotion du regard, et qui font battre le cœur, car elles confessent l’âme, mieux qu’un aveu.
Puis il dut lui prendre la main, et balbutier ces mots que la femme devine sans avoir l’air de les entendre.
Et il fut convenu entre eux qu’ils s’aimaient sans qu’ils se le fussent prouvé par rien de sensuel ou de brutal.
Elle serait demeurée indéfiniment à cette étape de la tendresse, elle, mais il voulait aller plus loin, lui. Et il la pressa chaque jour plus ardemment de se rendre à son violent désir.
Elle résistait, ne voulait pas, semblait résolue à ne point céder.
Un soir pourtant elle lui dit comme par hasard :
— Mon mari vient de partir pour Marseille. Il y va rester quatre jours.
Jean de Carmelin se jeta à ses pieds, la suppliant d’ouvrir sa porte le soir même, vers onze heures. Mais elle ne l’écouta point et rentra d’un air fâché.
Le commandant fut de mauvaise humeur tout le soir ; et le lendemain, dès l’aurore, il se promenait, rageur, sur les remparts, allant de l’école du tambour à l’école de peloton, et jetant des punitions aux officiers et aux hommes, comme on jetterait des pierres dans une foule. Mais en rentrant pour déjeuner, il trouva sous sa serviette, dans une enveloppe, ces quatre mots : Ce soir, dix heures. Et il donna cent sous, sans aucune raison, au garçon qui le servait.
La journée lui parut fort longue. Il la passa en partie à se bichonner et à se parfumer.
Au moment où il se mettait à table pour dîner on lui remit une autre enveloppe. Il trouva dedans ce télégramme : "Ma chérie, affaires terminées. Je rentre ce soir train neuf heures. Parisse."
Le commandant poussa un juron si véhément que le garçon laissa tomber la soupière sur le parquet.
Que ferait-il ? Certes, il la voulait, ce soir-là même, coûte que coûte ; et il l’aurait. Il l’aurait par tous les moyens, dût-il faire arrêter et emprisonner le mari. Soudain une idée folle lui traversa la tête. Il demanda du papier, et écrivit :
« Madame,
Il ne rentrera pas ce soir, je vous le jure, et moi je serai à dix heures où vous savez. Ne craignez rien, je réponds de tout, sur mon honneur d’officier.
Jean de Carmelin. »
Et, ayant fait porter cette lettre, il dîna avec tranquillité. Vers huit heures, il fit appeler le capitaine Gribois qui commandait après lui ; et il lui dit, en roulant entre ses doigts la dépêche froissée de M. Parisse :
« Capitaine, je reçois un télégramme d’une nature singulière et dont il m’est même impossible de vous donner le contenu. Vous allez faire fermer immédiatement et garder les portes de la ville, de façon à ce que personne, vous entendez bien, personne n’entre ni ne sorte avant six heures du matin. Vous ferez aussi circuler des patrouilles dans les rues et forcerez les habitants à rentrer chez eux à neuf heures. Quiconque sera trouvé dehors passé cette limite sera reconduit à son domicile manu militari. Si vos hommes me rencontrent cette nuit, ils s’éloigneront aussitôt de moi en ayant l’air de ne pas me reconnaître.
« Vous avez bien entendu ?
— Oui, mon commandant.
— Je vous rends responsable de l’exécution de ces ordres, mon cher capitaine.
— Oui, mon commandant.
— Voulez-vous un verre de chartreuse ?
— Volontiers, mon commandant. »
Ils trinquèrent, burent la liqueur jaune, et le capitaine Gribois s’en alla.
III
Le train de Marseille entra en gare à neuf heures précises, déposa sur le quai deux voyageurs, et reprit sa course vers Nice.
L’un était grand et maigre, M. Saribe, marchand d’huiles, l’autre gros et petit, M. Parisse.