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Ils se mirent en route côte à côte, leur sac de nuit à la main pour gagner la ville éloignée d’un kilomètre.

Mais en arrivant à la porte du port, les factionnaires croisèrent la baïonnette en leur enjoignant de s’éloigner.

Effarés, stupéfaits, abrutis d’étonnement, ils s’écartèrent et délibérèrent ; puis, après avoir pris conseil l’un de l’autre, ils revinrent avec précaution afin de parlementer en faisant connaître leurs noms.

Mais les soldats devaient avoir des ordres sévères, car ils les menacèrent de tirer ; et les deux voyageurs, épouvantés, s’enfuirent au pas gymnastique, en abandonnant leurs sacs qui les alourdissaient.

Ils firent alors le tour des remparts et se présentèrent à la porte de la route de Cannes. Elle était fermée également et gardée aussi par un poste menaçant. MM. Saribe et Parisse, en hommes prudents, n’insistèrent pas davantage, et s’en revinrent à la gare pour chercher un abri, car le tour des fortifications n’était pas sûr, après le soleil couché.

L’employé de service, surpris et somnolent, les autorisa à attendre le jour dans le salon des voyageurs. Ils y demeurèrent côte à côte, sans lumière, sur le canapé de velours vert, trop effrayés pour songer à dormir. La nuit fut longue pour eux.

Ils apprirent, vers six heures et demie, que les portes étaient ouvertes et qu’on pouvait, enfin, pénétrer dans Antibes.

Ils se remirent en marche, mais ne retrouvèrent point sur la route leurs sacs abandonnés.

Lorsqu’ils franchirent, un peu inquiets encore, la porte de la ville, le commandant de Carmelin, l’œil sournois et la moustache en l’air, vint lui-même les reconnaître et les interroger.

Puis il les salua avec politesse en s’excusant de leur avoir fait passer une mauvaise nuit. Mais il avait dû exécuter des ordres.

Les esprits, dans Antibes, étaient affolés. Les uns parlaient d’une surprise méditée par les Italiens, les autres d’un débarquement du prince impérial, d’autres encore croyaient à une conspiration orléaniste. On ne devina que plus tard la vérité quand on apprit que le bataillon du commandant était envoyé fort loin, et que M. de Carmelin avait été sévèrement puni.

IV

M. Martini avait fini de parler. Mme Parisse revenait, sa promenade terminée. Elle passa gravement près de moi, les yeux sur les Alpes dont les sommets à présent étaient roses sous les derniers rayons du soleil.

J’avais envie de la saluer, la triste et pauvre femme qui devait penser toujours à cette nuit d’amour déjà si lointaine, et à l’homme hardi qui avait osé, pour un baiser d’elle, mettre une ville en état de siège et compromettre tout son avenir.

Aujourd’hui, il l’avait oubliée sans doute, à moins qu’il ne racontât, après boire, cette farce audacieuse, comique et tendre.

L’avait-elle revu ? L’aimait-elle encore ? Et je songeais : « Voici bien un trait de l’amour moderne, grotesque et pourtant héroïque. L’Homère qui chanterait cette Hélène, et l’aventure de son Ménélas, devrait avoir l’âme de Paul de Kock. Et pourtant, il est vaillant, téméraire, beau, fort comme Achille, et plus rusé qu’Ulysse, le héros de cette abandonnée ! »

16 mars 1886

Julie Romain

Je suivais à pied, voici deux ans au printemps, le rivage de la Méditerranée. Quoi de plus doux que de songer, en allant à grands pas sur une route ? On marche dans la lumière, dans le vent qui caresse, au flanc des montagnes, au bord de la mer ! Et on rêve ! Que d’illusions, d’amours, d’aventures passent, en deux heures de chemin, dans une âme qui vagabonde ! Toutes les espérances, confuses et joyeuses, entrent en vous avec l’air tiède et léger ; en les boit dans la brise, et elles font naître en notre cœur un appétit de bonheur qui grandit avec la faim, excita par la marche. Les idées rapides, charmantes, volent et chantent comme des oiseaux.

Je suivais ce long chemin qui va de Saint-Raphaël à l’Italie, ou plutôt ce long décor superbe et changeant qui semble fait pour la représentation de tous les poèmes d’amour de la terre. Et je songeais que depuis Cannes, où l’on pose, jusqu’à Monaco, où l’on joue, on ne vient guère dans ce pays que pour faire des embarras ou tripoter de l’argent, pour étaler, sous le ciel délicieux, dans ce jardin de roses et d’orangers, toutes les basses vanités, les sottes prétentions, les viles convoitises, et bien montrer l’esprit humain tel qu’il est, rampant, ignorant, arrogant et cupide.

Tout à coup, au fond d’une des baies ravissantes qu’on rencontre à chaque détour de la montagne, j’aperçus quelques villas, quatre ou cinq seulement, en face de la mer, au pied du mont, et devant un bois sauvage de sapins qui s’en allait au loin derrière elles par deux grands vallons sans chemins et sans issues peut-être. Un de ces chalets m’arrêta net devant sa porte, tant il était joli : une petite maison blanche avec des boiseries brunes, et couverte de roses grimpées jusqu’au toit.

Et le jardin : une nappe de fleurs, de toutes les couleurs et de toutes les tailles, mêlées dans un désordre coquet et cherché. Le gazon en était rempli ; chaque marche du perron en portait une touffe à ses extrémités, les fenêtres laissaient pendre sur la façade éclatante des grappes bleues ou jaunes ; et la terrasse aux balustres de pierre, qui couvrait cette mignonne demeure, était enguirlandée d’énormes clochettes rouges pareilles à des taches de sang. On apercevait, par derrière, une longue allée d’orangers fleuris qui s’en allait jusqu’au pied de la montagne. Sur la porte, en petites lettres d’or, ce nom : « Villa d’Antan ».

Je me demandais quel poète ou quelle fée habitait là, quel solitaire inspiré avait découvert ce lieu et créé cette maison de rêve, qui semblait poussée dans un bouquet. Un cantonnier cassait des pierres sur la route, un peu plus loin. Je lui demandai le nom du propriétaire de ce bijou. Il répondit :

— C’est Mme Julie Romain.

Julie Romain ! Dans mon enfance, autrefois, j’avais tant entendu parler d’elle, de la grande actrice, la rivale de Rachel.

Aucune femme n’avait été plus applaudie et plus aimée, plus aimée surtout ! Que de duels et que de suicides pour elle, et que d’aventures retentissantes ! Quel âge avait-elle à présent, cette séductrice ? Soixante, soixante-dix, soixante-quinze ans ? Julie Romain ! Ici, dans cette maison ! La femme qu’avaient adorée le plus grand musicien et le plus rare poète de notre pays ! Je me souvenais encore de l’émotion soulevée dans toute la France (j’avais alors douze ans) par sa fuite en Sicile avec celui-ci, après sa rupture éclatante avec celui-là.

Elle était partie un soir, après une première représentation où la salle l’avait acclamée durant une demi-heure, et rappelée onze fois de suite ; elle était partie avec le poète, en chaise de poste, comme on faisait alors ; ils avaient traversé la mer pour aller s’aimer dans l’île antique, fille de la Grèce, sous l’immense bois d’orangers qui entoure Palerme et qu’on appelle la « Conque d’Or ».