– Je dis que tout cela est bel et bon, mais que je ne me crois pas capable de le faire.
– Essayez encore une fois.
– Très bien.
Je me forçai à me relever, tanguai, avançai. Si je tombais une fois de plus, c’était fini, décidai-je. Il faudrait que je prenne mes risques. J’avais la tête aussi légère que mon corps était lourd.
Mais je persistai. Trois mètres peut-être…
Il me mena dans un recoin d’un cul-de-sac, dans le flanc de la faille dans laquelle nous nous étions engagés. Je m’effondrai là, et tout se mit à tourner et tournoyer.
Je crus l’entendre dire :
– Je m’en vais maintenant. Attendez ici.
– Inutile de préciser, me semble-t-il que j’ai répondu.
Autre trou noir. Absolu. Lieu/temps desséchés, cassants, d’une taille/durée indéterminées. J’étais dedans et vice versa – également divisé et totalement contenu par/dans le système de cauchemars, ma conscience au zéro absolu. Et froidsoifchaud-froidsoifchaud, une décimale qui se répétait et pénétrait partout/ n’importe où, dans le plan projectif qui entourait…
Éclairs et hallucinations… « VOUS M’ENTENDEZ, FRED ? VOUS M’ENTENDEZ, FRED ? » De l’eau coulant dans ma gorge. Autre trou noir. Éclair. Encore de l’eau, coulant sur mon visage, dans ma gorge. Mouvements. Ombres. Un gémissement…
Frémissements. Ombres. Une obscurité moins absolue. Éclair. Éclairs. Une lumière à travers mes cils à moitié clos. Une lumière sourde. Le sol qui s’abaisse, qui bouge sous moi. Un gémissement, le mien.
– Vous m’entendez, Fred ?
– Oui, dis-je, oui…
Le mouvement cessa. J’entendis sans le vouloir un dialogue dans une langue que je ne reconnus pas. Puis le sol s’éleva. On me déposait dessus.
– Vous êtes réveillé ? Vous m’entendez ?
– Oui, oui. J’ai déjà répondu « oui ». Combien de fois…
« Il a l’air d’être réveillé », ce commentaire superflu étant fait de la voix familière de mon ami le wombat.
J’avais entendu une autre voix, mais je ne pouvais pas voir mes interlocuteurs, étant donné l’angle selon lequel j’étais couché. Et c’était trop difficile de tourner la tête. J’ouvris grand les yeux et vis que le terrain était plat et rosé, mais pas encore attendri par les premières lueurs du matin.
Tout ce qui était arrivé la veille émergeait lentement de cet endroit où s’emmagasinent les souvenirs quand on ne s’en sert pas. Ces souvenirs et le moral qu’ils me donnaient étaient aussi responsables que mon tonus musculaire du fait que je ne voulais pas tourner la tête pour regarder mes compagnons. De plus, ce n’était pas si mal de rester allongé. Si j’attendais assez longtemps, peut-être que je me rendormirais et me réveillerais ailleurs.
« Dites moi, me parvint une voix étrangère, ne voudriez-vous pas un sandwich au beurre de cacahuète ? »
Des fragments de rêverie tombèrent, brisés, tout autour de moi. Le souffle court, je pris une nouvelle perspective du sol et des ombres qui s’y profilaient.
Étant donné l’étrangeté de la silhouette que j’y avais aperçue, je ne fus pas complètement pris au dépourvu quand je levai la tête et vit un kangourou de près de deux mètres de haut, à côté du wombat. Il me contemplait à travers une paire de lunettes de soleil et sortait un sandwich de sa poche.
« Le beurre de cacahuète est riche en protéines », dit-il.
4.
Suspendu là-haut, à quelque trente ou quarante mille kilomètres de la Terre, j’étais en première ligne pour apprécier le spectacle si jamais la Californie en venait à être le théâtre d’un tremblement de terre, glisser et s’évanouir dans le Pacifique. Malheureusement, l’événement ne se produisit pas. Au contraire, le monde entier continuait à tourner sous mes yeux, tandis que le vaisseau poursuivait sa course sur son orbite et que la discussion s’éternisait derrière mon dos.
Cependant, au rythme où allaient les choses, il semblait possible que la faille de San Andreas ait d’autres occasions de me faire assister au spectacle désiré, en même temps qu’elle fournirait à un futur Donnelly le matériel nécessaire pour écrire un livre traité de main de maître sur les particularités de ce monde antédiluvien et sur sa décadence. Quand on a rien de mieux à faire, on peut toujours espérer.
Tandis que, par le hublot à côté duquel je reposais, étant censé dormir, écoutant à demi le dialogue échauffé entre Charv et Ragma, je contemplais la Terre, puis le ciel clouté d’étoiles qui l’entourait, infini dans l’infini, je fus envahi d’une merveilleuse sensation, due sans aucun doute à la fois à la redécouverte de mon confort après toutes ces aventures, à la satisfaction presque métaphysique de mes tendances acrophiliaques et à une bonne fatigue qui s’infiltrait lentement, délicieusement, dans tout mon corps, comme de doux flocons de neige. C’était la première fois que je me trouvais à cette altitude, que je contemplais la Terre de cette distance, et j’essayais d’y trouver quelques repères, submergé par la notion de l’espace, l’espace, et encore de l’espace. La beauté fondamentale des choses, telles qu’elles sont et telles qu’elles peuvent être, m’atteignit alors, et je me souvins des quelques lignes que j’avais gribouillées longtemps auparavant, quand j’avais dû abandonner à regret mon UV de maths plutôt que d’obtenir une licence :
Je me sentais très ensommeillé. Je venais de passer par des périodes de conscience et d’inconscience et n’avais aucune idée du temps qui s’était écoulé. Ma montre, naturellement, ne m’était d’aucun secours. Je résistai, cependant, à l’envie de me laisser aller au sommeil, à la fois pour prolonger ces idées esthétiques et pour savoir ce qui se passait autour de moi.
Je ne savais pas si mes sauveteurs avaient compris que j’étais réveillé, parce que je ne pouvais pas les voir, allongé comme j’étais, mollement prisonnier d’une sorte de hamac de texture légère. Et même s’ils en avaient conscience, le fait qu’ils conversaient dans un langage extra-terrestre les protégeait évidemment de mon oreille indiscrète. Quelque temps plus tôt, j’avais lentement découvert que ce qui les aurait le plus surpris, probablement, me surprenait encore plus. C’était la découverte que, quand je leur accordais un moment de mon attention dispersée, je comprenais ce qu’ils disaient.