C’est un phénomène difficile à décrire, mais je vais essayer : si j’écoutais intensément leurs paroles, elles s’éloignaient de moi, aussi inaccessibles qu’un poisson dans un aquarium surpeuplé. Par ailleurs, si je contemplais simplement l’eau, je pouvais suivre les changements de couleur, le flux, les tons et les reflets. Et en même temps, je comprenais ce qu’ils disaient. Pourquoi il en était ainsi, je n’en avais aucune idée.
Et puis, au bout d’un moment, j’avais cessé de m’en inquiéter, car leur dialogue était pour le moins monotone. Il était considérablement plus satisfaisant de contempler la courbe cycloïdale du mont Chimborazo quand on se trouvait quelque part au-dessus du pôle Sud, de voir cette portion de la surface du globe reculer à mesure que le vaisseau tournait autour de son orbite.
Ces pensées me troublèrent soudain. D’où venait cette dernière idée, en réalité ? Elle était magnifique mais venait-elle de moi ? Une valve s’était-elle ouverte dans mon inconscient, libérant une rivière de libido qui découpait de gros morceaux d’idées diverses dans les berges entre lesquelles elle se déversait, pour les déposer en couches de sable fin étincelant, là où d’habitude mon esprit se reposait tout à loisir ? Ou bien s’agissait-il d’un phénomène de télépathie – moi, dans une position particulièrement vulnérable, en la seule compagnie de deux extra-terrestres sur des kilomètres et des kilomètres à la ronde ? L’un d’entre eux était-il logophile ?
Mais cette hypothèse ne me satisfaisait pas. J’étais persuadé que le fait que je comprenne leur langue, par exemple, n’avait rien de télépathique. Leur discours devenait de plus en plus clair maintenant – des mots et des phrases me parvenaient et non plus seulement dans leur sens abstrait. Je ne sais par quel miracle, je connaissais leur langue, la signification des sons. Je ne lisais pas simplement leur esprit.
Alors quoi ?
Me sentant un cran au-dessus du sacrilège, j’extirpai de moi le sentiment de paix et de plaisir transcendants et le repoussai de toutes mes forces. Réfléchis, sacré bon Dieu ! ordonnai-je à mon cortex. Fais des heures supplémentaires. Salaire doublé. Remue-toi !
Je retournai mes souvenirs dans tous les sens, essayai de remonter dans le passé, jusqu’à la soif, le froid, la douleur, le matin… Oui, l’Australie. J’y étais…
Le wombat avait réussi à convaincre le kangourou qui s’appelait, comme je l’appris plus tard, Charv, que de l’eau me ferait plus de bien pour le moment qu’un sandwich au beurre de cacahuète. Charv avait reconnu la supériorité de la sagesse du wombat dans le domaine de la physiologie humaine et avait péché une fiasque dans sa poche. Le wombat qui s’appelait, je l’appris alors, Ragma, enleva ses pattes – ou plutôt ses gants en forme de pattes – exhibant des mains à six doigts, pouce opposé, et m’administra le liquide à petites doses. Pendant qu’il se livrait à cette occupation, j’étais arrivé à la conclusion que ce devait être des détectives extra-terrestres, déguisés en faune locale. Leurs raisons étaient loin d’être claires.
– Vous avez beaucoup de chance, m’avait dit Ragma.
Quand j’eus finis de m’étrangler, je dis :
– Je commence à apprécier l’expression « autre pays, autres mœurs ». Je suppose que vous êtes un membre de la race des masochistes.
– En général, on remercie ceux qui vous ont sauvé la vie, répliqua-t-il. Vous ne m’avez pas laissé finir ma phrase : vous avez eu beaucoup de chance que nous passions par là.
– Je suis d’accord avec le premier terme de la proposition. Merci. Mais les coïncidences sont comme des élastiques. Tirez dessus trop fort et elles craquent. Pardonnez-moi si, en ces circonstances, je suspecte quelque dessein dans notre rencontre.
– Je déplore que vos soupçons se portent sur nous, dit-il, alors que tout ce que nous avons fait, c’est de vous prêter secours. Votre indice de cynisme doit être encore plus élevé qu’on nous l’avait indiqué.
– Indiqué ? Par qui ? demandai-je.
– Je n’ai pas la permission de vous le dire, répondit-il.
Il coupa court à toute réponse acerbe de ma part en me versant de l’eau dans la gorge. À moitié étouffé, je réfléchis pourtant et modifiai ma première pensée en un « C’est ridicule ! »
– Je suis d’accord, dit-il. Mais maintenant que nous sommes ici, tout va rentrer dans l’ordre.
Je me levai, étirai tous mes membres, enlevai quelques crampes de mes muscles noués et m’assis sur un rocher proche pour combattre un petit étourdissement.
– Très bien, dis-je, voulant prendre une cigarette et les trouvant toutes écrasées. Que diriez-vous de réfléchir à ce qu’il vous est permis de dire et de me le dire ?
Charv sortit un paquet de cigarettes – ma marque préférée – de sa poche et me le passa
– S’il vous le faut absolument, dit-il.
Je hochai la tête d’un signe affirmatif, ouvris le paquet, allumai une cigarette.
– Merci, dis-je en lui rendant le paquet.
– Gardez-le, je préfère la pipe, disons. À ce propos, il me semble que vous avez plus besoin de repos et de nourriture que de nicotine. Selon le petit appareil que je porte sur moi et qui contrôle votre cœur, votre tension et votre métabolisme basai…
– Ne vous laissez pas impressionner, dit Ragma, prenant lui-même une cigarette et produisant du feu de quelque part. Charv est un hypocondriaque. Mais je pense quand même que nous devrions retourner à notre vaisseau avant de parler. Vous n’êtes pas encore hors de danger.
– Vaisseau ? De quel genre ? Où est-il ?
– À cinq cents mètres d’ici, à peu près, offrit Charv, et Ragma a raison. Il serait plus sage de quitter ces lieux immédiatement.
– Il faut bien que je vous fasse confiance, dis-je. Mais vous me cherchiez – moi, en particulier – n’est-ce pas ? Vous connaissiez mon nom. Vous semblez savoir pas mal de choses à mon sujet…
– Vous avez donc répondu à votre propre question, répliqua Ragma. Nous avions des raisons de croire que vous étiez en danger et il semble que nous ne nous soyons pas trompés.
– Comment ? Comment le saviez-vous ?
Ils se regardèrent.
– Désolé, dit Ragma. C’en est une autre.
– Une autre quoi ?
– Chose qu’il ne nous est pas permis de dire.
– Qui vous dit ce qui est permis et ce qui ne l’est pas ?
– Encore une.
Je soupirai.
– O. K. ! Je pense que je peux me traîner jusque-là. Si je ne le peux pas, vous le saurez tout de suite.
– Très bien, dit Charv, tandis que je me mettais debout.
Je me sentais plus assuré sur mes jambes, cette fois, et cela devait se voir. Il hocha la tête, se retourna et se mit en route, d’une démarche qui n’avait rien de celle d’un kangourou. Je le suivis, Ragma à mes côtés. Il avait opté pour la progression bipède, cette fois.
Le terrain était assez plat et nous allions bon train. Au bout de quelques minutes de mouvements, je fus même capable de penser avec un certain enthousiasme au sandwich au beurre de cacahuète. Toutefois, avant que je puisse faire quelque commentaire sur l’amélioration de mon état, Ragma cria quelque chose en extra-terrestre.
Charv répondit et accéléra le pas, trébuchant presque sur les extrémités inférieures de son déguisement.
Ragma se tourna vers moi. « Il va en avant pour faire chauffer les moteurs, m’expliqua-t-il, pour décoller rapidement. Si vous vous sentez capable d’aller plus vite, de grâce, faites-le. »
J’accédai à son désir du mieux que je pus et :