– Pourquoi doit-on se presser ? demandai-je.
– J’ai l’ouïe extrêmement sensible, dit-il, et je viens de détecter que Zeemeister et Buckler ont pris l’air. Ce qui indique soit qu’ils vous cherchent, soit qu’ils s’en vont. Et il vaut toujours mieux prévoir le pire.
– J’en déduis que ce sont mes invités inattendus et que leurs noms font partie des choses qu’il vous est permis de dire. Qui sont-ils ?
– Ce sont des branguits.
– Des branguits ?
– Des individus antisociaux, des briseurs intentionnels de loi.
– Oh ! des bandits. Oui, c’est la conclusion à laquelle je suis parvenu moi-même. Que savez-vous d’eux ?
– Morton Zeemeister, dit-il, se livre à de nombreuses activités de ce genre. C’est le gros aux cheveux clairs. Normalement, il reste à l’écart de la scène et engage des sous-fifres pour exécuter ses projets. L’autre, Jamie Buckler, est l’un d’eux. Il a fait pas mal de travaux pour Zeemeister au cours de ces dernières années et a été récemment promu garde du corps.
Mon propre corps était en train de protester contre l’accélération de notre allure, à ce stade, aussi n’étais-je pas absolument certain que le bourdonnement dans mes oreilles était le produit d’un raz de marée du sang qui coulait dans mes veines ou le bruit de l’oiseau sinistre. Ragma se chargea d’ôter tous mes doutes.
– Ils viennent par ici, dit-il. Assez rapidement Êtes-vous capable de courir ?
– Je vais essayer, dis-je en ramassant mes forces.
Le terrain descendit, puis remonta et je vis apparaître, devant moi, ce que je supposais être leur vaisseau : une cloche aplatie de métal gris, avec des carrés plus foncés qui devaient être des hublots, parsemant irrégulièrement la surface, un panneau ouvert… Mes poumons soufflaient comme un accordéon à un mariage polonais et je sentis la première vague d’obscurité envahir ma tête. J’allais encore m’enfoncer dans le noir, je le savais.
Puis vint ce clignotement familier, comme si je faisais un pas en arrière dans la réalité. Je sentais que mon sang refluait dans mes tripes, me laissant sans forces, et je m’en voulus d’être soumis à ces pompes hydrauliques. J’entendis des coups de feu par-dessus le bourdonnement grandissant, comme sur une bande sonore d’un film lointain. Même ça ne fut pas suffisant pour me redonner des forces. Quand votre propre adrénaline vous laisse tomber, à qui peut-on se fier ?
Je désirais du plus profond de mon cœur atteindre ce panneau ouvert et disparaître à l’intérieur. Il n’était pas si loin. Mais je savais maintenant que je n’y arriverais pas. Absurde façon de mourir. Si proche du but, sans comprendre de quoi il s’agissait..
– J’arrive ! criai-je à la forme bondissante à côté de moi, sans savoir si les mots étaient vraiment sortis dans cet ordre.
Le bruit des coups de feu continuait, aussi léger que du pop-corn d’elfes. Il restait moins de dix enjambées à parcourir, j’en étais certain, moi qui estimais les distances pas à pas. Levant les bras pour me protéger la figure, je tombai, ignorant si j’avais été touché, à peine capable de m’en soucier. Je tombai, dans une bienheureuse inconscience, qui abolit le sol, le bruit, les ennuis, mon envol.
Ainsi, ainsi et ainsi : m’éveillant, tel une créature de tissus et d’ombres ; avançant et reculant le long d’une échelle graduée de douceur/obscurité, bien-être/ombre, lueur/brillance ; tout le reste transposé et traduit en couleurs et sons, dont j’essayais d’équilibrer les fonctions.
Avance dans la lumière crue. Recul dans la douceur de l’obscurité…
– M’entendez-vous, Fred ? – le velours du crépuscule.
– Oui, – mes graduations lumineuses.
– Mieux, mieux, mieux…
– Quoi/qui ?
– Plus près, plus près, que pas un son ne trahisse…
– Comme ça ?
– C’est mieux ; comme ça, impossible de percevoir les conversations intérieures…
– Je ne comprends pas.
– Plus tard. Une chose surtout, une chose à dire : Article 7224, section C. Répétez.
– Article 7224, section C. Pourquoi ?
– S’ils veulent vous enlever – et ils le veulent – dites-leur. Mais pas pourquoi. Rappelez-vous.
– Ouis, mais…
– Plus tard…
Une créature de tissus et d’ombres, brillante, plus brillante, lisse, plus lisse. Dure. Claire.
Étendu sur ma couchette pendant la période d’éveil N° 1 :
– Comment vous sentez-vous maintenant ? demanda Ragrna.
– Fatigué, faible, toujours assoiffé.
– C’est compréhensible. Tenez, buvez ça.
– Merci. Dites-moi ce qui s’est passé. Est-ce que j’ai été touché ?
– Oui, deux fois. Assez superficiellement. Nous avons réparé les dommages. La cicatrisation devrait être terminée dans les heures qui suivent.
– Les heures ? Depuis combien de temps sommes-nous partis ?
– Trois heures environ. Je vous ai porté à bord, quand vous êtes tombé. Nous avons décollé, en laissant derrière nous vos assaillants, le continent, la planète. Nous sommes en orbite autour de votre monde maintenant, mais nous allons partir bientôt.
– Vous devez être plus robuste que vous n’en avez l’air pour m’avoir porté jusqu’ici.
– Apparemment.
– Où avez-vous l’intention de m’emmener ?
– Sur une autre planète – une planète plus appropriée. Son nom ne vous dirait rien.
– Pourquoi ?
– Sécurité et nécessité. Il semble que vous soyez en mesure de nous fournir des informations qui pourraient nous être très utiles dans l’enquête que nous menons. Nous ne sommes pas les seuls à souhaiter obtenir ces informations, c’est pour cette raison que vous seriez en danger sur votre planète. Ainsi, dans le but d’assurer votre sécurité et en même temps de faire avancer notre enquête, la solution la plus simple est de vous faire disparaître de la Terre.
– Posez-moi des questions. Je ne suis pas ingrat. Vous m’avez sauvé la vie. Que voulez-vous savoir ? Si c’est ce que voulaient Zeemeister et Buckler, j’ai bien peur de ne pas pouvoir vous être de grand secours.
– En effet, nous opérons à partir de cette hypothèse. Mais nous pensons que l’information que nous voulons obtenir de vous existe à un niveau inconscient. Le meilleur moyen d’extraire ce genre de choses est de s’assurer les services d’un bon analyste télépathe. Il y en a beaucoup là où nous allons.
– Combien de temps y resterons-nous ?
– Jusqu’à ce que nous ayons achevé notre enquête.
– Et combien de temps cela prendra-t-il ?
Il soupira et secoua la tête.
– À ce stade, c’est impossible à dire.
Je sentis la douceur de l’obscurité me chatouiller comme la queue d’un chat le long de ma jambe. Pas encore ! Non… Je ne pouvais pas leur permettre de m’arracher, comme ça, pour un temps indéterminé, à toutes mes activités. Ce fut à ce moment-là que je compris l’irritation du moribond – tous les détails, les petites choses qu’il aurait fallu faire avant de s’en aller : écrire cette lettre, faire ses comptes, finir le livre sur la table de chevet… Si je ratais les cours de ce semestre, je serais fichu sur le plan universitaire comme sur le plan financier. Et qui accepterait mes explications ? Non, il fallait que je les empêche de m’enlever à ma Terre natale. Mais des ombres douces et délicates envahissaient une fois de plus mon cerveau. Il fallait faire vite.
– Je suis désolé, réussis-je à dire, mais c’est impossible. Je ne peux pas partir avec…
– J’ai bien peur qu’il le faille. C’est absolument nécessaire, dit-il.
– Non, dis-je, paniquant, luttant contre l’évanouissement avant d’avoir régler la chose. Non, vous ne pouvez pas.