Finalement :
– Votre race est de celle des entêtés, dit-il. Quand il vit que je ne répondais pas, il ajouta, mais la mienne aussi. Puisque vous insistez, il va falloir que nous vous ramenions. Mais je trouverai un moyen d’arriver aux résultats nécessaires sans votre coopération.
– Que voulez-vous dire ? demandai-je.
– Si vous avez de la chance, dit-il, il se peut que vous soyez encore en vie pour regretter votre décision.
5.
Suspendu, tendant et détendant mes muscles pour neutraliser le mouvement de pendule de la longue corde à nœuds, j’examinai le penny sur lequel Lincoln me présentait son profil gauche. Il avait exactement l’air d’un penny vu dans une glace, lettres inversées et tout. Seulement, je le tenais dans la paume de ma main.
À côté en dessous de l’endroit où j’étais suspendu, à quelques mètres du sol, bourdonnait la machine de Rhennius : trois habitacles noirs alignés, sur une plate-forme circulaire qui tournait lentement dans le sens opposé aux aiguilles d’une montre, et d’où sortaient deux barres – une verticale et une horizontale – autour desquelles passait une sorte de ruban de Möbius, de presque un mètre de large, dont l’une des bandes s’enfonçait dans le tunnel de l’unité centrale, incurvée et striée, qui ressemblait vaguement à une large main recourbée comme pour gratter quelque chose.
Relevant les genoux, les pieds fermement enroulés autour du dernier nœud, j’imprimai un mouvement de balancier à la corde, qui m’amena quelques instants plus tard devant l’ouverture de l’élément médian. Je me baissai, étendis le bras et laissai tomber le penny sur la courroie. Je m’arrêtai à la fin de ma course pour repartir dans l’autre sens. Toujours accroupi, je tendis le bras pour récupérer le penny à la sortie.
Ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais. Mais alors pas du tout, du tout.
Puisque le premier voyage à l’intérieur de la machine avait inversé la pièce, j’avais supposé qu’en la remettant dedans, elle redeviendrait normale. À la place, je tenais maintenant un disque de métal sur lequel le dessin était orienté dans la bonne direction mais incisé, entaillé, au lieu d’être saillant. Cela s’appliquait aux deux faces et, les bords, au lieu d’être limés, portaient des indentations comme une roue de train.
De plus en plus curieux. Il fallait que je le refasse passer dans la machine pour voir ce qui allait arriver ensuite. Je me redressai, agrippai la corde avec mes genoux et lui imprimai un mouvement pendulaire.
Je jetai un coup d’œil vers les hauteurs obscures, vers la poutre où j’avais accroché la corde au bout de laquelle j’étais suspendu comme une marionnette. C’était une poutre transversale trop proche du plafond pour que je puisse ramper dessus, et j’avais dû progresser comme un oryctérope pour arriver au-dessus de la machine – les chevilles croisées, m’aidant de mes mains. J’étais vêtu d’un pull et d’un pantalon sombres et avait aux pieds des bottes en daim très souple. J’avais enroulé la corde autour de mon épaule gauche et m’étais avancé ainsi jusqu’à me trouver presque directement au-dessus de l’appareil.
Je m’étais frayé un chemin jusque-là par une verrière que j’avais dû forcer en coupant un grillage et en désamorçant trois systèmes d’alarme, ce qui avait fait naître en moi une petite nostalgie d’avoir dû abandonner mes cours d’ingénieur-électricien. Le hall d’exposition était sombre, la seule source de lumière provenait d’une série de spots fixés au sol qui entouraient la machine et concentraient leurs rayons sur elle. Une barre basse encerclait l’instrument et des cellules photo-électriques invisibles en défendaient l’accès. Des plaques sensibles dans le plancher et sur la plate-forme auraient trahi le moindre pas. Il y avait également une caméra de télévision accrochée à ma poutrelle. Je l’avais déplacée légèrement, lentement, pour qu’elle soit toujours orientée sur la machine – seulement un peu plus vers le sud, puisque j’avais décidé de descendre du côté nord, là où la courroie était la plus plate, juste avant qu’elle ne s’engouffre dans l’élément central – une estimation hasardeuse, fondée sur les quatre cours que j’avais suivis sur les communications télévisées. Il y avait des gardiens dans le building, mais l’un d’entre eux venait de faire sa ronde et j’avais bien l’intention de faire vite. Tout plan a ses limites et ses hasards, c’est la raison pour laquelle les compagnies d’assurances s’enrichissent.
La nuit était nuageuse et un vent très froid soufflait. Ma respiration s’échappait en petits flocons qui s’envolaient aussitôt. Le seul témoin de mes exercices d’équilibriste sur le toit était un chat, à l’air fatigué, accroupi dans l’encoignure d’une lucarne. Le froid s’était déclaré lorsque j’étais arrivé en ville, la nuit précédente, voyage résultant d’une décision que j’avais prise la veille sur le divan de Hal.
Quand Charv et Ragma, à ma requête, m’avaient fait atterrir à quelque quatre-vingts kilomètres de la ville, en pleine nuit noire, j’avais fait de l’auto-stop et atteins mon quartier bien après minuit. Et c’était heureux.
Une rue latérale qui se termine en cul-de-sac dans la mienne donne juste en face de ma maison. Quand on prend cette rue, les fenêtres de mon appartement sont pleinement visibles. Plus naturellement dans l’obscurité et le calme de la nuit que pendant la journée, je les cherchai des yeux. Sombres, elles l’étaient Comme elles devaient l’être. Vides. Inoccupées.
C’est alors que trente secondes plus tard, tandis que j’approchais du coin, j’aperçus un petit éclat de lumière, minuscule, puis plus rien.
À tout autre moment, j’aurais négligé ce détail, en supposant même que j’y aie fait attention. Cela pouvait être un reflet ou l’affaire de mon imagination. Et pourtant…
Oui. Mais récemment remis à neuf et les oreilles encore remplies d’avertissements, j’aurais été un idiot de ne pas me montrer prudent. Ni un idiot ni un raisin sec ne serai, décidai-je, tandis que n’écoutant que ma prudence, je tournai à droite et rebroussai chemin.
Je longeai quelques rues, tournai et arrivai enfin à la petite allée derrière mon building. Il y avait une entrée de service mais je l’évitai soigneusement et grimpai selon mes bonnes habitudes de gouttières en fenêtres, de rebords en escaliers de secours.
En un rien de temps, j’étais sur le toit et le traversai. Puis je me laissai glisser le long d’une descente d’eau jusqu’à l’endroit où je m’étais entretenu avec Paul Byler. Je m’avançai le long du rebord et jetai un coup d’œil par la fenêtre de ma chambre à coucher. Il faisait trop sombre pour discerner quoi que ce soit. C’était à l’autre fenêtre, toutefois, que s’était profilé ce qu’on aurait pu prendre pour la flamme d’une allumette.
Je posai mes doigts sur la vitre, appuyai fermement, puis exerçai une pression continue vers le haut. La fenêtre s’ouvrit sans un bruit, récompense de ma considération. Car, étant sujet aux insomnies et vu mon vif penchant pour les ébats nocturnes, je cirais abondamment les rainures du chambranle pour ne pas troubler le sommeil de mon colocataire.
Abandonnant mes chaussures sur le rebord de la fenêtre, j’entrai et me tins debout, immobile, prêt à fuir.
J’attendis une minute en respirant lentement par la bouche. Moins bruyant comme ça. Une autre minute…
Le craquement de mon fauteuil inconfortable me parvint, effet qui se produit toujours quand l’occupant décroise ses jambes pour les recroiser.
Ce qui situerait une personne sur la droite du bureau dans la pièce principale, près de la fenêtre.
– Reste-t-il encore du café dans ce truc ? réussit à murmurer une voix rocailleuse.