– Mais vous n’avez même pas encore vu ma carte d’inscription.
– Ça n’a pas d’importance. J’ai demandé à un programmateur de vérifier sur ordinateur toutes les options que vous aviez, toutes les combinaisons possibles de cours que vous pourriez choisir pour rester étudiant à plein temps. J’ai comparé les résultats avec votre dossier plutôt détaillé, et, dans chaque cas, j’ai trouvé une manière de me débarrasser de vous. Quelle que soit la matière que vous choisirez, vous allez terminer une licence dans un domaine ou un autre.
– Il semble, en effet, que vous ayez vraiment été au fond des choses.
– En effet.
– Vous permettez que je vous demande pourquoi vous voulez absolument vous débarrasser de moi ?
– Faites donc, répondit-il. Le fond du problème, c’est que vous êtes un parasite.
– Un parasite ?
– Oui, un parasite. Votre principale occupation est de traîner.
– Qu’y a-t-il de mal à ça ?
– Vous êtes un fardeau, une saignée dans les ressources intellectuelles et émotionnelles de la communauté universitaire.
– Ça, ce sont des bobards, lui fis-je observer. J’ai publié quelques bons articles.
– Précisément. Vous devriez enseigner ou faire de la recherche – avec quelques licences à votre actif – et non pas prendre la place qu’un pauvre étudiant pourrait occuper.
J’évoquai l’image du pauvre étudiant en question – maigre, les yeux creusés par la fatigue, pressé contre la fenêtre tachée de la buée de sa respiration, travaillant comme un nègre pour essayer de prendre la place que je lui refusais – et je dis :
– Encore des bobards. Pourquoi voulez-vous vraiment vous débarrasser de moi ?
Il regarda sa pipe, presque pensivement, pendant un moment, puis répondit :
– Si vous voulez vraiment tout savoir, je vais vous le dire carrément : je ne vous aime pas.
– Mais pourquoi ? Vous me connaissez à peine.
– Je connais vos antécédents – ce qui est plus que suffisant. Il tapota mon dossier et dit : Tout est là. Je n’ai aucun respect pour votre attitude.
– Auriez-vous l’amabilité d’être plus explicite ?
– Très bien, dit-il, en ouvrant le dossier à l’une des nombreuses marques qui sortaient des pages ; d’après les faits que j’ai sous les yeux, vous êtes inscrit comme étudiant ici depuis – voyons cela – environ treize ans.
– C’est à peu près ça en effet.
– À
plein temps, ajouta-t-il.
– Oui, j’ai toujours été à plein temps.
– Vous êtes entré très jeune à l’université. Vous étiez un petit gars précoce. Vous avez toujours eu de bons résultats.
– Merci.
– Ce n’est pas un compliment. C’est une observation. Beaucoup d’exposés également mais jamais dans le cadre de la licence. Très bien limités en fait. Il y a des éléments pour quelques doctorats là-dedans. Avec toutes les unités de valeur que vous avez accumulées, vous pourriez obtenir plusieurs licences libres.
– Les licences libres ne tombent pas sous le coup du règlement du département.
– Oui, je le sais très bien. Nous le savons très bien tous les deux. Il est évident, au fil des années, que vous avez fermement l’intention de garder votre statut d’étudiant à plein temps sans jamais obtenir votre licence.
– Je n’ai jamais dit ça.
– Que vous reconnaissiez ce fait me semble superflu, Monsieur Cassidy. Votre dossier parle de lui-même. Après les examens préliminaires, il vous a été relativement facile de ne pas obtenir de licence en changeant périodiquement de matière principale, ce qui vous obligeait à remplir à chaque fois une série d’obligations nouvelles. Au bout d’un moment, toutefois, tout cela s’est accumulé et il vous a fallu changer de matière principale tous les semestres. La règle concernant la licence obligatoire après obtention de toutes les unités de valeur dans une matière principale, comme je l’ai compris, a été établie uniquement à cause de vous. Vous avez évité tous les écueils jusqu’à présent, mais maintenant, vous n’avez plus le choix. Le temps passe, l’horloge va sonner. C’est le dernier entretien de cette sorte que vous aurez à l’avenir.
– Je l’espère. Je suis simplement venu pour faire signer ma carte.
– Vous m’avez également posé une question.
– En effet, mais je vois que vous êtes très occupé et je m’en voudrais de vous faire perdre votre temps.
– Il n’y a pas de mal. Je suis là pour répondre à vos questions. Poursuivons donc. Quand j’ai entendu parler de vous, je me suis demandé, naturellement, qu’elle pouvait être la raison de votre étrange comportement Quand on m’a offert la possibilité de devenir votre directeur d’études, j’ai mis mon point d’honneur à découvrir cette raison.
– On vous en a offert la possibilité ? Vous voulez dire que vous avez choisi de faire ça ?
– Vous m’avez bien compris. Je voulais être celui qui vous dirait adieu, celui qui vous verrait entrer dans la véritable vie.
– Si vous voulez bien signer ma carte.
– Pas encore, Monsieur Cassidy. Vous vouliez savoir pourquoi je ne vous aimais pas. Quand vous sortirez d’ici – par la porte – vous saurez pourquoi. Pour commencer, j’ai réussi là où mes prédécesseurs ont échoué. Je connais les clauses du testament de votre oncle.
Je hochai la tête. J’avais comme l’impression qu’il allait en arriver là.
– Il me semble que vous abordez un sujet qui dépasse vos compétences, dis-je. C’est une question personnelle.
– Dans la mesure où elle touche à vos activités universitaires, elle entre dans mon champ d’intérêts – et de spéculations. Si j’ai bien compris, feu votre oncle a laissé une fortune assez considérable sur laquelle vous touchez une rente extrêmement libérale tant que vous êtes étudiant à plein temps. À partir du moment où vous obtenez un diplôme quelconque, vous ne touchez plus rien, et le reste de la fortune doit alors être distribué aux représentants de l’armée républicaine irlandaise. Je pense avoir décrit la situation assez justement ?
– Aussi justement qu’on peut décrire une situation injuste, je suppose. Pauvre vieux toqué d’Oncle Albert. Pauvre moi, en fait. Oui, vous avez tous les éléments en main.
– Il semblerait que l’intention de cet homme était de vous assurer une solide éducation – ni plus ni moins – puis de vous laisser faire votre chemin dans le monde. Une intention des plus louables, à mon avis.
– Figurez-vous que je l’avais déjà deviné.
– Et pourtant, vous n’y souscrivez pas.
– Exact. Il est évident que nous avons une philosophie de l’éducation absolument différente.
– Monsieur Cassidy, dans votre cas, je pense que c’est l’économie plutôt que la philosophie qui est en cause. Vous avez trouvé le moyen, pendant treize ans, de rester étudiant à plein temps sans passer un examen pour continuer à recevoir votre rente. Vous avez grossièrement abusé de l’échappatoire que vous offrait le testament de votre oncle, parce que vous êtes un play-boy et un dilettante, qui n’a absolument aucun désir de travailler, de trouver un métier, de dédommager la société qui supporte le fardeau de votre existence. Vous êtes un opportuniste, un irresponsable, un parasite.
Je hochai la tête.
– Très bien. Vous avez satisfait ma curiosité en ce qui concerne votre manière de penser. Merci.
Ses sourcils se froncèrent tandis qu’il étudiait mon visage.
– Puisqu’il se peut que vous soyez mon directeur d’études pendant un certain temps, dis-je, je voulais connaître votre attitude. Maintenant, je sais.
Il gloussa.