Quel que soit ce qui déclencha le mécanisme, la chose qui avait pris la place de mes rêves, non sollicités, me revint entre une bouffée de tabac et une gorgée de café, bien plus clairement que les derniers spectacles monstrueux montés par mon ça ne l’avaient jamais fait.
Ayant décidé plus tôt d’accepter sans sourciller les choses les plus bizarres, je limitai mes considérations au contenu. Ce n’était ni plus ni moins sensé que mes dernières expériences et cela possédait au moins la vertu d’exiger une action positive de ma part au moment où j’en avais assez d’être le jouet des événements.
Je pliai donc les couvertures et en fis un beau tas bien net, surmonté de l’oreiller. Je terminai mon café, me versai une seconde tasse et remis la cafetière à feu doux. Je découvris un morceau de papier au-dessus d’une commode fourre-tout et gribouillai un mot : « Hal – Merci. J’ai un truc à faire. Ça m’est venu cette nuit. Assez bizarre. Appellerai dans un jour ou deux et te ferai savoir ce qu’il en est. Espère que tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes d’ici-là – Fred. PS : le café est prêt. » Ce qui recouvrait à peu près tout ce que j’avais à dire. Je laissai le mot à l’autre bout du canapé.
Je sortis et me dirigeai vers la gare des autobus. J’avais un long chemin devant moi, j’arriverais trop tard, mais le lendemain, j’irais voir la machine de Rhennius pendant les heures de visite et essaierais de trouver un moyen de la voir en privé plus tard.
Et c’est ce que je fis.
Voilà ! Lincoln me présentait de nouveau son profil droit et tout le reste semblait à sa place. Je mis le penny dans ma poche, me redressai et commençai à grimper.
À mi-chemin, des gongs de cuivre se mirent à résonner dans mes oreilles, mon système nerveux se déchira comme une fermeture éclair et mes bras se transformèrent en mastic. Le bout de la corde qui pendait dans le vide était agité de forts soubresauts. Peut-être avait-elle touché quelque chose ou était-elle entrée dans le champ de vision d’une caméra. Questions purement théoriques, toutefois.
Quelques secondes plus tard, j’entendis un hurlement : « Haut les mains ! », expression qui, probablement, devait venir plus rapidement à l’esprit que : « Cessez de grimper à cette corde et redescendez sans toucher la machine ! »
Je les levai, en effet, rapidement et d’une manière répétée.
Le temps qu’il en vienne aux sommations d’usage, j’étais sur la poutre en train d’examiner la fenêtre. Si je pouvais sauter, trouver une prise, me hisser, passer horizontalement par l’ouverture de quarante-cinq centimètres que je m’étais fait et retomber sur le toit, j’aurais un tour d’avance et le choix de plusieurs chemins pour fuir. J’aurais une chance.
Je bandai mes muscles.
« Je vais tirer ! » répéta la voix, presque directement en dessous de moi maintenant.
J’entendis le coup de feu et des éclats de verre volèrent autour de moi au moment où je bondissais.
6.
Ce fut le bruit de la vapeur, sifflant, crachotant dans la vieille tuyauterie qui me fit traverser la frontière subtile au-delà de laquelle l’identité se surprend elle-même. Je me rebiffai immédiatement et essayai de me rendormir, mais le système de chauffage s’obstinait dans sa tâche. Dans un état de préconscience, les yeux fermés, je m’accrochai au plaisir éphémère de n’avoir pas de mémoire. Puis je me rendis compte que j’avais soif. Puis, que quelque chose de dur et d’inconfortable s’enfonçait dans mon côté droit. Je ne voulais pas me réveiller.
Mais le cercle des sensations s’élargit, les choses reprirent leur place, le centre tint bon. J’ouvris les yeux.
Oui…
J’étais allongé sur un matelas, par terre, dans le coin d’une pièce en désordre, toute bariolée. Le désordre se composait de magazines, de bouteilles, de mégots et de vêtements divers. Le bariolage provenait de tableaux et de posters accrochés aux murs comme des timbres multicolores et froissés sur un paquet venant de l’étranger. Un rideau de perles de verre accroché au chambranle d’une porte, sur ma droite, renvoyait ce qui me parut être la lumière du matin s’engouffrant par une large fenêtre directement en face de moi. Les rayons de soleil éclairaient un nuage de poussière dorée, peut-être soulevé par l’âne qui grignotait dans une mangeoire sur la banquette près de la fenêtre. De l’appui de fenêtre, un chat orange me lança un clin d’œil d’appréciation de ses yeux jaunes qu’il referma aussitôt.
Quelques bruits de circulation me parvenaient d’un point, au-delà et en dessous de la fenêtre. À travers les dessins de la vitre saie, j’aperçus le toit d’un building de briques, suffisamment distant pour indiquer qu’une rue nous séparait. Je tentai mon premier déglutissement du matin et réalisai encore une fois à quel point j’avais soif. L’air était rance et sec, rempli d’odeurs, certaines familières, d’autres exotiques.
Je remuai doucement pour tester les courbatures de mon corps. Pas si mal. Un léger battement au niveau des sinus frontaux, insuffisant pour annoncer un futur mal de tête. Je m’étirai alors, sentant un léger mieux.
Je découvris que l’objet pointu qui s’enfonçait dans mes côtes était une bouteille. Vide. Je tressaillai en me rappelant comment elle était arrivée là. La soirée, oh ! oui… Il y avait eu une soirée…
Je m’assis. Vis mes chaussures. Les enfilai. Me mis debout.
De l’eau… Il y avait une salle de bains au-delà du rideau de perles, dans le fond. Oui.
Avant que je puisse me diriger dans cette direction, l’âne se retourna, me regarda fixement et s’avança vers moi.
En une fraction de seconde, pourrais-je dire, je vis ce qui allait arriver avant que cela n’arrive.
– Vous avez encore l’esprit embrumé, dit l’âne, ou sembla-t-il dire, ses paroles résonnant étrangement dans ma tête. Alors, allez apaiser votre soif et vous laver la figure. Mais n’allez pas prendre la fenêtre là-bas pour une sortie de secours. Cela pourrait vous en coûter. Revenez ici quand vous aurez fini, s’il vous plaît, j’ai des choses à vous dire.
Imperturbable, je dis : « Très bien », me rendis dans la salle de bains, et fis couler de l’eau.
Il n’y avait rien de spécialement dangereux par-delà la fenêtre de la salle de bains. Personne en vue pour moucharder, personne pour m’empêcher de sortir si je décidais de passer sur le building voisin, de monter, monter et m’enfuir. Je n’avais aucune intention de le faire à ce moment-là, mais je me demandais si l’âne n’était pas plutôt du genre alarmiste.
La fenêtre… Mon esprit revint à cette poutre noire, au claquement du coup de feu, aux éclats de verre. J’avais accroché ma veste à l’encadrement de la fenêtre et m’étais éraflé l’épaule en tombant. J’avais roulé, m’étais remis sur mes pieds et pris mon élan, courbé…
Une heure plus tard, j’étais dans un bar du Village, exécutant la deuxième partie de mes instructions. Pas trop vite, toutefois, car j’avais encore le cœur battant et je voulais garder toutes mes facultés pour rassembler mes esprits. En conséquence, je commandai une bière et la bus lentement.
Des rafales de vent faisaient tourbillonner des morceaux de papier dans les rues. Quelques flocons de neige s’étaient aventurés à tomber, se transformant en petites flaques humides sur les trottoirs. Plus tard, l’état intermédiaire omis, des gouttes de pluie froide avaient d’abord arrosé les rues, puis s’étaient raréfiées, avaient cessé brusquement pour se transformer en nappes de brouillard.