Il leva la main, comme pour m’arrêter, mais je poursuivis :
– Je n’ai aucune idée de l’identité de ce type, dehors. Mais il y a quelques personnes impliquées dans l’affaire qui semblent dangereuses.
– Très bien, ça me suffit, dit-il. Je suis, comme toujours, totalement responsable de mes actes, et je choisis de vous aider. Assez !
Nous bûmes à cette décision. Il manipula les photos en souriant.
– Je pourrais vraiment vous arranger quelque chose pour ce soir avec l’une d’entre elles, si vous le désirez, dit-il.
– Merci. Mais cette nuit est réservée à la beuverie.
– Ce ne sont pas des passe-temps qui s’excluent.
– Cette nuit, si.
– Eh bien, dit-il, en haussant les épaules. Il n’est pas dans. mes intentions de vous obliger à faire quoi que ce soit. C’est simplement que vous éveillez mon sens de l’hospitalité. Le succès a souvent cet effet.
– Le succès ?
– Vous êtes l’une des rares personnes que je connaisse qui ait réussi.
– Moi ? Pourquoi ?
– Vous savez exactement ce que vous voulez et vous le faites bien.
– Mais je ne fais précisément pas grand-chose.
– Et comme de juste, la quantité n’a aucune valeur pour vous, ni l’opinion que les autres peuvent avoir de vous. À mes yeux, c’est le signe de votre réussite.
– Parce que je m’en fous ? Mais je ne m’en fous pas, vous savez.
– Bien sûr que vous ne vous en foutez pas, bien sûr !
Mais c’est une question de style, de prise de conscience du choix.
– Okay, dis-je. Observation reconnue et acceptée dans l’état d’esprit approprié. Maintenant…
–… et c’est cela qui nous rapproche, poursuivit-il. Car je suis exactement comme ça.
– Naturellement, je le savais depuis toujours. Maintenant, si nous nous occupions de me faire sortir de là…
– Il y a une cuisine, derrière, et une porte, dit-il. On y sert des repas pendant la journée. C’est par là que nous sortirons. Le barman est un de mes amis. Pas de problème de ce côté-là. Puis je vous emmènerai jusque chez moi par des chemins détournés. Il doit y avoir une fête ce soir. Vous en prendrez ce que vous voudrez et dormirez là où vous trouverez un petit coin chaud.
– Ça m’a l’air très tentant. Surtout le petit coin chaud. Merci.
Nos verres terminés, il rempocha les dames puis alla parlementer avec le barman. Je vis que l’homme hochait la tête d’un air entendu. Merimee se retourna et me fis signe des yeux de me diriger vers le fond de la salle. Je le rejoignis à la porte de la cuisine.
Il me guida à travers l’arrière-salie jusqu’à la porte de derrière qui donnait dans une allée sombre. Je remontai mon col pour me protéger de la bruine tenace et le suivis. Après avoir tourné à droite, nous nous engageâmes sur la gauche, dans une autre allée sombre, nous frayant un chemin parmi les silhouettes noires de poubelles, pataugeâmes dans une mare de boue qui trempa jusqu’à mes chaussettes et émergeâmes à peu près au milieu du pâté de maisons suivant.
Trois ou quatre rues et quelques dix minutes plus tard, je le suivais dans l’escalier du building où se trouvaient ses appartements. L’humidité faisait monter une odeur de moisi et les marches craquaient sous nos pas. Au fur et à mesure que nous montions, j’entendais de faibles bruits de musique, mêlés à des voix et des rires.
Nous guidant à l’oreille, nous arrivâmes enfin devant sa porte. Entrâmes. Il opéra une douzaine de présentations environ et prit mon manteau. Je trouvai un verre, des glaçons, du soda, une chaise et m’installai, moi et ma bouteille, pour parler, observer et espérer que la gaieté soit contagieuse, pendant que je buvais jusqu’à atteindre le grand espace vide qui m’attendait quelque part.
Je le trouvai finalement, bien sûr, mais pas avant d’avoir assisté au final de la fête. Comme tout le monde ici présent se dirigeait, par ses propres moyens, dans la même direction que moi, je ne me sentais pas trop en dehors de la chose. Dans la fumée, le bruit et l’alcool, tout en venait à paraître normal, conforme et inhabituellement lumineux, même l’entrée de Merimee, uniquement revêtu d’une couronne de lauriers et monté sur un petit âne gris qui habitait dans l’une des chambres de derrière. Un nain grimaçant les précédait avec une paire de cymbales. Pendant un moment, personne ne parut les remarquer. La procession s’arrêta devant moi.
– Fred ?
– Oui ?
– Avant que j’oublie, s’il vous arrive de dormir tard et que je sois déjà parti, le bacon se trouve dans le tiroir du bas, à droite, dans le réfrigérateur et le pain dans le placard, à gauche. Les œufs sont pleinement visibles. Servez-vous.
– Merci, je m’en souviendrai.
– Ah ! autre chose…
Il se pencha et, baissant la voix,
– J’ai beaucoup réfléchi, dit-il.
– Ah ?
– A propos des ennuis que vous avez.
– Ouais ?
– Je ne sais pas tout à fait comment le dire… Mais… Pensez-vous que vous pourriez être tué dans le processus final ?
– Je pense que oui.
– Eh bien – uniquement au cas où cela deviendrait extrêmement pressant – figurez-vous que j’ai quelques connaissances un peu douteuses. Si… S’il devenait nécessaire, pour votre propre bien, qu’un individu quelconque vous précède dans la mort, je voudrais que vous vous souveniez de mon numéro de téléphone. Appelez-moi s’il le faut, en me donnant l’identité de la personne et l’endroit où elle se trouve. On me doit quelques faveurs. Ce peut être fait.
– Je… je ne sais vraiment pas quoi dire. Merci, bien entendu. J’espère ne pas avoir besoin de vos services. Je ne me serais jamais attendu…
– C’est le moins que je puisse faire pour protéger l’investissement de votre oncle Albert.
– Vous connaissez oncle Albert ? Son testament ? Vous ne m’en avez jamais parlé.
– Si je connaissais votre oncle Albert ! Al et moi suivions les mêmes cours à la Sorbonne. L’été, nous faisions du trafic d’armes en Afrique, et la même chose à l’Est. J’ai claqué tout mon argent. Il s’est accroché au sien et l’a fait fructifier. Mi-poète, mi-coquin. Il semble que ce soit de famille. Des Irlandais dingues classiques. Tous. Oh ! oui, je connaissais Al.
– Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ?
– Parce que vous auriez pensé que je vous disais ça pour vous obliger à passer votre licence. Ça n’aurait pas été juste d’essayer de vous influencer. À présent, toutefois, vos problèmes actuels l’ont emporté sur ma réticence.
– Mais…
– Assez ! dit-il. Que les divertissements se poursuivent !
Le nain fit claquer ses cymbales de toutes ses forces, et Merimee tendit la main. Quelqu’un y plaça une bouteille de vin. Il renversa la tête et but à longs traits. L’âne se mit à caracoler. Une fille à l’œil endormi, assise près du rideau de perles, bondit soudain sur ses pieds, et se mit à arracher ses cheveux et les boutons de son chemisier en criant, « Evoé ! Evoé ! »
– À bientôt, Fred.
– Santé.
En tout cas, c’était ainsi que je m’en souvenais. L’inconscience s’était approchée de moi, d’une manière perceptible, jusqu’à toucher presque mon col. Je m’allongeai et la laissai faire son travail.
Le sommeil, qui défroisse tous les plis des soucis, me trouva plus tard, à l’heure où les gens s’en vont un par un. Je me traînai jusqu’au matelas, dans un coin, m’y étendis et souhaitai bonne nuit au plafond.
Alors…
L’eau coulant dans le lavabo, du savon plein la figure, le rasoir de Merimee à la main et mon reflet dans le miroir, les brouillards s’évanouirent et je vis le mont Fuji. De cette altitude, j’aperçus, tapi au centre de mon trou noir le plus récent, l’objet de mes recherches, libéré par je ne sais quel mystère.