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« Mon argent… », dis-je en sautant par-dessus la barrière et atterrissant à quatre pattes.

« En voilà quelques-uns », me fit remarquer une honnête âme, agitant une poignée de billets devant mes yeux.

UN par UN, un certain nombre de billets me furent rendus. Heureusement, j’avais anticipé cet effet dans mes méditations antérieures, de sorte que mon visage inversé ne montra aucun signe de surprise, tandis que je me relevais et les remerciais. Le seul billet qui me paraissait normal était celui que j’avais gardé à la main pendant toute l’opération.

– Vous êtes passé dans ce truc ? demanda un homme.

– Non, je suis passé par-derrière.

– On aurait bien dit pourtant que vous êtes entré dedans.

– Non, pas du tout.

Tandis que j’acceptais les billets et faisais semblant de chercher le reste, j’examinai le hall d’un coup d’œil rapide. Les types les moins honnêtes, quelques-uns de mes billets dans leurs poches, se dirigeaient vers les portes, qui étaient, maintenant, à l’opposé de l’endroit qu’elles occupaient quand j’étais entré. Mais à cela aussi, je m’étais préparé – en tout cas, intellectuelle ment. Mais j’étais quand même étonné. C’était psychologiquement déconcertant de voir le hall tout entier à l’envers, comme ça. Les gens sortaient sans difficulté car les gardes étaient occupés ailleurs : deux d’entre eux étaient coincés dans la foule et les deux autres ramassaient les billets. Je me demandai un instant si je devais m’enfuir.

Au début, j’étais tout prêt à me payer d’effronterie envers les gardes ou quiconque, en opposant à la rudesse ou à l’excès de zèle une attitude encore plus odieuse et en insistant sur le fait que j’avais fait le tour de la machine et non que j’étais passé dedans. J’avais décidé qu’il fallait que je m’accroche à cette histoire, quitte à en supporter toutes les conséquences. Après tout, je ne pensais pas avoir commis un acte vraiment illégal – et quoi qu’il puisse arriver, ils ne pouvaient pas inverser mon inversion.

Mais au contraire, ils se montraient tous d’une gentillesse désarmante. L’un des gardes alla fermer le signal d’alarme, et un autre cria à la ronde de donner en sortant les billets qu’ils auraient trouvés. Puis deux d’entre eux se mirent de nouveau en faction près des portes et celui qui avait fait l’annonce me chercha des yeux, me trouva, et, élevant la voix encore une fois, me cria :

– Ça va ?

– Oui, répondis-je, ça va très bien. Mais mon argent.

– Nous sommes en train de le ramasser ! Ne vous en faites pas !

Il se fraya un chemin jusqu’à moi, mit sa main sur mon épaule. J’empochai hâtivement le billet qui me semblait normal.

– Vous êtes certain que tout va bien ?

– Bien sûr. Mais il me manque.

– Nous essayons de rassembler les billets, dit-il. Êtes-vous passé dans la partie centrale de la machine ?

– Non, répondis-je, mais un des billets s’est envolé dedans et j’ai essayé d’aller le chercher.

– On aurait dit que vous étiez passé dedans.

– Il est passé par-derrière, dit l’un des hommes auxquels j’avais raconté ça, au moment même où il le fallait, comme s’il avait tenu la chandelle, un monocle vissé à son œil. Qu’il soit béni !

– Oui, dis-je.

– Oh ! Vous n’avez pas reçu de choc ou un truc de ce genre ?

– Non, mais j’ai eu mon dollar.

– C’est bien. Il soupira. Je suis content que nous n’ayons pas à remplir de constat d’accident. Mais que s’est-il passé ?

– Un type m’a bousculé et mon sac s’est déchiré. Il y avait dedans la recette du matin. Mon patron va le déduire de ma paie si…

– Voyons ce que nous avons pu rassembler.

C’est ce que nous fîmes et je rentrai en possession de quatre-vingt-dix-sept dollars, somme suffisante pour me faire penser du bien de mon prochain et louer la providence par-dessus le marché, parce que tout avait marché comme sur des roulettes. Je leur donnai un faux nom et une fausse adresse pour qu’ils puissent me contacter au cas où d’autres billets feraient leur réapparition, les remerciai abondamment, me confondis en excuses pour toutes leurs peines, et je sortis.

La circulation, comme je le remarquai aussitôt, montait et descendait dans l’autre sens. Okay ! Je pouvais m’y habituer. Les enseignes des magasins étaient toutes écrites à l’envers. Okay ! à cela aussi, je pouvais m’habituer.

Je me dirigeai vers le banc où j’avais attaché le reçu de mon vestiaire mais m’arrêtai net au bout de quelques pas.

Ce devait être la mauvaise direction puisqu’elle me semblait la bonne.

Immobile, j’essayai d’imaginer tout le plan de la ville à l’envers. C’était plus difficile que je ne l’aurais cru. Mon steack et ma bière – maintenant inversés – grouillaient dans mon estomac et me donnaient envie de m’agripper à quelque chose de toutes mes forces. J’obligeai tout cela à se remettre en place, ou ce qui me semblait être en place, et rebroussai chemin. Oui, c’était mieux. Ce qu’il fallait faire, c’était m’orienter par rapport à certains repères et faire comme si je me rasais. Penser à toutes choses comme si je les voyais dans une glace. Je me demandai si un dentiste s’en tirerait mieux que moi ou si ses capacités dans ce domaine se limitaient à l’intérieur de la bouche. Aucune importance. J’avais compris où le banc se trouvait.

Je fus pris de panique quand je ne trouvai pas le reçu, puis me rappelai qu’il fallait chercher de l’autre côté. Oui. Il était là…

J’avais bien sûr collé le reçu pour qu’il ne soit pas inversé et que je récupère mon manteau sans difficultés. Et j’avais mis mon manteau au vestiaire pour que le billet de bus ne soit pas inversé et que je puisse rentrer chez moi sans problème.

Je dressai, dans ma tête, la carte du chemin pour retrouver le restaurant. Je m’étais bien préparé à le trouver de l’autre côté de la rue, mais je m’embrouillai encore pour trouver la poignée de la porte.

La fille dénicha rapidement mon manteau mais :

– On n’est pas le 1er avril, dit-elle, alors que je m’apprêtais à sortir.

– Hein ?

Elle agita le billet qu’elle tenait à la main. N’ayant pas de monnaie, je m’étais décidé à lui donner un dollar de pourboire. Je réalisai à cet instant que je lui avais donné le dollar qui me semblait normal, le billet qui était passé avec moi dans le mobi-lator.

– Oh ! dis-je, en ajoutant un sourire rapide. C’était pour la fête. Voilà, je vous l’échange.

Je lui en donnai UN et elle décida qu’elle pouvait sourire aussi.

– Il a l’air d’un vrai, dit-elle. Pendant une seconde, je me suis demandée ce qui n’allait pas.

– Ouais. Excellent gag.

Je m’arrêtai pour acheter un paquet de cigarettes, puis me mis en quête de la gare des autobus. Comme j’avais tout le temps devant moi avant le départ, je décidai qu’un peu de médicament antitélépathique ne me ferait pas de mal. J’entrai dans un bar anonyme et commandai une chope de bière.

Elle avait un goût étrange. Pas mauvais. Je déchiffrai la marque à l’envers sur le tonneau et demandait au barman si c’était vraiment ce qu’il m’avait donné. Il me répondit que c’était bien ça. Je haussai les épaules et bus. Puis ce fut la cigarette que j’allumai qui me parut avoir un drôle de goût Au début, j’attribuai la chose au goût de la bière que j’avais encore dans la bouche. Quelques instants plus tard, cependant, une idée encore à l’état embryonnaire, me fit appeler le barman encore une fois pour lui demander un verre de bourbon.