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Je restai ainsi un long moment, espérant qu’une réponse allait me parvenir. Mais la seule chose qui s’abattit sur moi, ce fut la somnolence. Et finalement, le sommeil. Cette fois, ce fut le grand néant, sombre, calme, tel qu’il est censé être, sans toutes les vicissitudes et l’angoisse. La paix. Je dormis toute la nuit jusqu’à ma station. Frais et dispos pour changer, j’atterris sur le pavé familier, remodelai le monde autour de moi et me faufilai à travers un parking, une allée et quatre pâtés de maisons et magasins fermés.

Je m’assurai que je n’étais pas suivi, entrai dans un snack-bar ouvert jour et nuit, et mangeai un repas au goût étrange. Étrange, parce que l’endroit était infect et que la nourriture était délicieuse. Je mangeai deux de leurs célèbres hamburgers et des masses de frites pâteuses. Une gerbe de salade flétrie et quelques tranches de tomates trop mûres accompagnèrent le festin. J’avalai tout goulûment, sans me préoccuper si cela satisfaisait vraiment mes besoins nutritionnels. C’était le meilleur repas que j’avais jamais mangé. Sauf le milkshake. Il était imbuvable et je le laissai.

Puis je me mis en route. Ce n’était pas tout près, mais j’avais tout mon temps, j’étais reposé et mon postérieur en avait assez des transports publics pour un temps. Cela me prit près d’une heure pour arriver jusqu’à Woof & Warp, mais c’était une nuit propice à la marche.

Le magasin était fermé naturellement, mais au-dessus j’aperçus de la lumière dans l’appartement de Ralph. Je fis le tour, époussetai la gouttière en grimpant et jetai un coup d’œil par la fenêtre. Il était assis, en train de lire, et je pouvais entendre le bruit léger des cordes d’un quartet – je n’arrivais pas à discerner de qui. Bien, dis-je, qu’il soit seul. J’ai horreur d’importuner les gens.

Je frappai au carreau.

Il leva les yeux, regarda fixement un moment dans ma direction et se leva.

La fenêtre s’ouvrit.

– Hello, Fred. Entre donc.

– Merci, Ralph. Comment ça va ?

– Très bien, dit-il. Les affaires aussi.

– Formidable.

J’entrai, fermai la fenêtre, m’installai. J’acceptai un verre dont je ne pus reconnaître le contenu : d’après la cruche sur la table, ce devait être du jus de fruit. Je m’assis. Je ne me sentais pas spécialement désorienté : Ralph changeait si souvent la disposition de ses meubles que, de toute façon, je ne m’y reconnaissais jamais. Ralph est un grand type nerveux, qui se tient mal, avec beaucoup de cheveux noirs. Il sait tout sur l’artisanat. Il enseignait même le tressage de paniers à l’université.

– Ça t’a plu, l’Australie ?

– Oh ! à part quelques mésaventures, j’aurais pu m’y plaire. Je n’ai pas encore décidé.

– Quel genre de mésaventures ?

– Plus tard, plus tard, dis-je. Une autre fois, peut-être. Dis-moi, serait-ce trop te demander de me laisser dormir dans l’ar-rière-salle, ce soir ?

– Pas du tout. À moins que Woof et toi ayez des mots.

– Nous avons conclu un accord, dis-je. Il dort le nez sous sa queue et je prends les couvertures.

– La dernière fois que tu as dormi ici, c’était le contraire.

– C’est ce qui nous a conduit à conclure un accord.

– Nous verrons ce qui va se passer cette fois-ci. Tu viens d’arriver ?

– Eh bien, oui et non.

Il entoura ses genoux de ses bras et sourit.

– J’admire ton approche directe des choses, Fred. Rien d’éva-sif ni de trompeur à ton sujet.

– On ne me comprendra jamais, répondis-je. C’est le fardeau de l’honnête homme dans ce monde de coquins. Oui, je viens d’arriver ici, mais pas directement d’Australie. Ça, je l’ai fait il y a quelques jours, et puis je suis reparti, et je viens de revenir. Non, je ne viens pas d’arriver d’Australie. Tu comprends ?

Il secoua la tête.

– Tu as aussi un style de vie simple, presque classique. Dans quel merdier t’es-tu fourré, cette fois-ci ? Un mari jaloux ? Un terroriste ? Un secrétaire syndical ?

– Rien de ce genre, répondis-je.

– Pire ou mieux ?

– Plus compliqué. Qu’est-ce que tu as entendu dire ?

– Rien. Mais ton directeur d’études m’a téléphoné.

– Quand ?

– Il y a un peu plus d’une semaine. Et puis, ce matin.

– Que voulait-il ?

– Il voulait savoir où tu étais. Si j’avais eu de tes nouvelles. Je lui ai répondu non aux deux questions. Il m’a dit qu’un type allait venir pour me poser des questions. Que l’université apprécierait ma coopération. Ça, c’était la première fois. Le type est venu un peu plus tard, m’a posé les mêmes questions, a obtenu les mêmes réponses.

– Est-ce qu’il s’appelait Nadler ?

– Oui. Un gars du gouvernement. Département d’État. En tout cas, c’est ce que disait sa carte d’identité. Il m’a laissé un numéro pour que je l’appelle si j’entendais parler de toi.

– Ne le fais pas.

Il tressaillit.

– Tu n’as pas besoin de me le dire.

– Excuse-moi.

J’écoutai un moment les cordes du quartet.

– Je n’ai plus entendu parler de lui depuis, acheva-t-il, quelques instants plus tard.

– Que voulait Wexroth, ce matin ?

– Il m’a posé les mêmes questions, remises au goût du jour, et il a laissé un message.

– Pour moi ?

Il hocha la tête. Prit une gorgée de son verre.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Que si j’avais de tes nouvelles, je devais te dire que tu avais été reçu. Que tu pouvais aller prendre ton diplôme à son bureau.

– Quoi ?

J’étais debout, une partie du contenu de mon verre renversé sur ma manche.

– C’est ce qu’il a dit « reçu ».

– Ils ne peuvent pas me faire ça !

Il leva les épaules, les laissa retomber.

– Est-ce qu’il plaisantait ? Ou il était ivre ? Il a dit pourquoi ? Comment ?

– Non – pour tout, dit-il. Il avait l’air sobre et sérieux. Il me l’a même répété.

– Sacré bon Dieu ! Je me mis à arpenter la pièce. Pour qui se prennent-ils ? Ils ne peuvent pas obliger un type à être diplômé comme ça !

– Il parait qu’ils étaient forcés de le faire.

– On voit bien qu’ils n’ont pas un oncle congelé ! Sacré bon Dieu ! Je me demande ce qui a bien pu arriver ? Je ne vois pas comment ils ont pu le faire. Je ne leur en ai jamais donné la moindre occasion. Comment diable ont-ils pu faire cela ?

– Je n’en sais rien. Il faudrait que tu lui demandes.

– C’est ce que je vais faire ! Crois-moi ! C’est la première chose que je vais faire demain matin, et il va recevoir mon poing dans la gueule !

– Est-ce que cela résoudra quelque chose ?

– Non, mais la revanche fait partie du style de vie classique.

Je me rassis et bus mon verre. Le disque tournait, et tournait.

Plus tard, après avoir rappelé au setter irlandais aux yeux malicieux qui faisait fonction de gardien de nuit au rez-de-chaussée que nous avions conclu un accord concernant les queues et les couvertures, je m’installai sur le divan de l’arrière-salle. Là, un rêve d’une profondeur et d’un symbolisme douteux s’abattit sur moi.

Quelques années plus tôt, j’avais lu un petit livre amusant, intitulé Sphereland, écrit par un mathématicien, nommé Burger. C’était la contrepartie du vieux classique, Flatland, d’Abbott et l’histoire de l’inversion d’êtres bidimensionnels par une créature de l’espace. Les chiens à pedigree et les bâtards étaient l’image renversée les uns des autres, symétrique mais non congruente. Les corniauds à pedigree étaient plus rares, plus chers, et il y avait une petite fille qui en voulait absolument un. Son père avait tout fait pour accoupler son bâtard avec un chien à pedigree, dans l’espoir que cette union donnerait naissance à une portée de chiots des plus désirables. Mais hélas ! bien que cette union fût féconde, tous les chiots étaient des bâtards. Plus tard, cependant, un visiteur de l’espace des plus obligeants les avait transformés en chiens de race en les faisant tourner dans la troisième dimension. La morale géométrique de l’histoire, bien que je l’eusse comprise, n’était pas ce qui m’avait néanmoins fasciné à propos de l’incident. J’essayais sans cesse d’imaginer le croisement qui avait eu lieu : deux chiens symétriques mais non congruents s’accouplant dans deux dimensions. Le seul processus disponible impliquait une sorte de position canis observa, que je visualisais, puis imaginais comme une rotation, une espèce de manège, dans un espace bidimensionnel. Après cela, j’avais pendant quelque temps, choisi le « mandala » ainsi composé pour m’aider à méditer lors de mes cours de yoga. À présent, l’image me revenait à travers les corridors du sommeil : j’étais entouré et submergé par des couples de chiens d’un sérieux extrême, qui tournaient et copulaient, faisant leur chose en silence, tournoyant et à l’occasion se mordillant le cou. Puis un vent glacé m’enveloppa, moi et les chiens. J’avais froid, j’étais seul, j’avais peur.