Je ne pensais pas qu’il y arriverait, mais j’avais sous-estimé ses forces.
Les lumières s’allumèrent juste au moment où il prenait son élan, et je vis le chat noir, en extension dans les airs, à bonne distance du bord du toit. Puis je le perdis de vue – il n’avait pas neuf vies à sacrifier, j’en étais sûr. J’entendis un bruit mou, des griffes qui s’accrochaient, un cliquetis.
Je me précipitai pour constater qu’il avait réussi. Il était sur le building en construction, à côté du Hall, et courait déjà le long d’une solive.
Je n’arrêtai pas ma course.
J’avais pris un chemin plus facile la dernière fois que j’étais venu par les toits, mais cette fois, je n’avais pas le temps de me payer ce luxe – en tout cas, c’est comme ça que je me l’expliquais après coup. En fait, je crois qu’il faut rendre hommage à l’impétuosité de mon nerf spinal. Ou le blâmer.
J’estimai le saut automatiquement tandis que je m’approchai du bord du toit, bondis de l’endroit précis que mon instinct m’avait indiqué, franchis le muret, les yeux fixés sur mon objectif, les mains tendues, prêtes à s’accrocher à quelque chose.
Je me fais toujours du souci pour mes tibias dans ces cas-là. Un mauvais coup à cet endroit suffit à briser l’enchaînement des mouvements nécessaires. Il fallait une coordination assez précise, ici – autre mauvaise condition. L’escalade, dans des conditions idéales, exige un geste clef à la fois. Deux, passe encore. Mais quand il faut coordonner plus de deux mouvements à la fois, on entre dans la zone des risques. À tout autre moment, j’aurais trouvé que c’était une folie.
Je saute rarement quand je ne peux me rattraper qu’avec les mains. S’il y a une autre prise, oui. Mais c’est tout. Je ne suis pas du genre casse-cou. Et pourtant…
Mes pieds heurtèrent la solive avec une brutalité qui fit branler ma dent de sagesse. De mon bras gauche, je m’accrochai à la poutre perpendiculaire à côté de laquelle j’avais atterri. Des choses, qui auraient fait la joie de Torquemada, se produisirent dans mon épaule. Je tombai en avant, mais, simultanément, me balançai vers la gauche, parce que j’avais perdu pied, et m’accrochai de mon bras droit à la poutre que je tenais déjà du gauche. Je repris mon équilibre sur la solive principale et le maintins. Je relâchai mon étreinte autour de la poutre perpendiculaire : j’avais aperçu ma proie.
Il se dirigeait vers la plate-forme couverte de tonneaux et d’une toile de bâche qui abritait les outils des ouvriers. Je me dirigeai vers cet endroit, courant sur les solives, essayant de couper au plus court, me baissant et me cachant quand c’était nécessaire.
Il me vit arriver. Il monta sur un tas, une caisse, et bondit à l’étage supérieur. J’attrapai une traverse, m’appuyai sur une poutre, me soulevai à la force des bras, trouvai une prise sur mon pied gauche et opérai un rétablissement.
Comme je me relevais, je le vis s’évanouir par-delà le bord de la plate-forme de l’étage supérieur. Je poursuivis mon escalade.
Il n’était nulle part en vue. Je ne pouvais que supposer qu’il avait continué à monter, et le suivre.
Trois étages plus haut, je l’aperçus de nouveau. Il s’était arrêté pour me surveiller d’une planche étroite qui servait de monte-charge aux ouvriers. La lumière d’en bas et d’à côté se refléta une fois de plus dans ses yeux.
Puis, mouvement !
Je m’accrochai à mon support et levai le bras pour protéger ma tête. Mais cela se révéla inutile.
Les baquets de rivets et d’écrous qu’il avait poussés pardessus bord me frôlèrent, en claquant, sifflant, grinçant, rebondirent sur le sol, où ils ricochèrent sans fin, sans fin, pour s’arrêter quand même.
J’étouffai les jurons qui me montaient aux lèvres, pour garder mon souffle et poursuivis mon escalade, dès que l’atmosphère s’éclaircit. Des rafales de vent froid me bousculaient. Regardant par-dessus mon épaule, en bas, je vis des silhouettes sur le toit, toujours illuminé du building d’à côté, la tête levée. Ce qu’ils pouvaient voir de la poursuite, je n’en savais rien.
Quand je parvins à la petite plate-forme d’où étaient tombés les obus de la DCA, l’objet de ma poursuite était deux étages plus haut, occupé, apparemment, à reprendre son souffle. Il m’était plus facile de voir à présent, parce que les plate-formes avaient fait place à quelques précieux morceaux de planches et que nous entrions dans un royaume de lignes dures, droites et nettes, d’angles aussi classiques et dépouillés qu’un théorème d’Euclide.
Le vent me poussait et me tirait avec plus de force à mesure que je montais, abandonnant lentement ses rafales pour devenir constant. Depuis le bout de mes doigts jusqu’à mes pieds, je sentais le léger balancement arythmique qui agitait la structure. Les bruits nocturnes de la ville devenaient de plus en plus indistincts. Ce fut un ronflement, puis un bourdonnement, et finalement, les vents le mangèrent et le digérèrent. Les étoiles et la lune dessinaient les plans géométriques à travers lesquels nous manœuvrions et toutes les surfaces étaient sèches, ce qui est un bonheur pour un acrobate nocturne.
Je continuai ma poursuite. Toujours plus haut. Escaladai les deux étages qui nous séparaient. Puis encore un.
Il se tenait un étage au-dessus de moi et m’observai. Il n’y avait plus d’étages. Il était arrivé au sommet. Et il attendait.
Je m’arrêtai et lui rendis son regard.
« Vous laissez tomber ? criai-je. Ou bien on va jusqu’au bout ? »
Pas de réponse. Pas un mouvement non plus. Il se tenait simplement là et me regardait.
Je fis courir ma main le long de la poutre qui s’élevait à côté de moi.
Ma proie se ramassa sur elle-même. Accroupie, en boule, muscles tendus. Comme pour bondir…
Sacré bon Dieu ! Je serai à découvert, pendant quelques secondes, avant d’atteindre ce niveau. Ma tête exposée, mes bras et mains occupés à me rétablir.
Mais il prenait aussi un risque de bondir sur moi de là-haut, de se mettre à ma portée.
« Je pense que vous bluffez, dis-je. Je monte. »
J’affermis ma prise sur la poutre.
Une pensée me vint alors à l’esprit, de celles qui ne me viennent que rarement : et si tu tombais ?
J’hésitai. C’était une notion si nouvelle. Une idée à laquelle on n’aime pas du tout penser. Naturellement, j’étais bien conscient que cela pouvait arriver. Cela m’était d’ailleurs arrivé un certain nombre de fois, avec divers résultats. Mais ce n’est pas le genre de choses qu’on ressasse à plaisir.
Mais, c’est très haut. Est-ce que tu t’es jamais demandé quelle sera ta dernière pensée, juste au moment où les lumières s’éteindront ?
Je suppose que c’est une question que tout le monde s’est posée à un moment ou à un autre. Elle ne vaut quand même pas la peine d’une réflexion profonde, et on pourrait probablement la classer dans les symptômes à sacrifier sur l’autel maculé de l’équilibre mental. Mais…
Regarde donc en bas. Quelle hauteur ? Quelle distance ? Qu’est-ce que ça doit faire quand on tombe ? Sens-tu ce picotement dans tes poignets, tes mains, tes pieds, tes chevilles ?
Bien entendu. Mais là encore…
Le vertige ! Il m’envahissait tout entier. Vague après vague. Chose que je n’avais jamais éprouvée avec une telle intensité.
En même temps, je compris la source artificielle de mon malaise. Il fallait être vraiment naïf pour ne pas s’en être rendu compte plus vite.
C’était mon petit ennemi à fourrure qui m’envoyait cette sensation, essayait de créer une attitude acrophobique chez moi, et y réussissait.
Mais il doit y avoir autre chose au-delà de la physiologie, au-delà de la psychosomatique. En tout cas, ces petits lambeaux de mysticisme, qui composaient la seule religion que je reconnaisse, insistaient pour me dire que ce n’était pas aussi simple de transformer l’amour en haine, la passion en peur, de soumettre la volonté de toute une vie à l’irrationnalité d’un moment.