Je frappai du poing sur la poutrelle, serrai les dents. J’avais peur. Moi. Fred Cassidy. Peur du vide.
La chute, la chute… non pas la lente descente d’une feuille ou d’un morceau de papier, mais la chute libre d’un corps lourd… Le seul obstacle peut-être, les barreaux de notre cage… Une empreinte sanglante ici et là… La seule preuve de ton passage… Comme dans les arbres auxquels s’accrochaient craintivement tes ancêtres pas si lointains…
C’est alors que j’eus l’illumination. Il venait de me donner ce qu’il me fallait, ce que je cherchais, pour résiter à l’assaut : un sujet, qui n’était pas moi, sur lequel je pouvais fixer mon attention. Il s’était permis d’avoir une attitude paternaliste envers la race humaine tout entière, ce qui allait me sauver. Sibla m’avait irrité avec ce même sentiment, chez Merimee. C’était exactement ce qu’il me fallait.
Je me laissai aller à la colère. Je l’encourageai, l’emmagasinai.
« Très bien, dis-je, alors. Ces mêmes ancêtres avaient aussi l’habitude de vous pousser, juste pour s’amuser – pour vous voir cracher, tomber, pour voir si vous retombiez toujours sur vos pattes. C’est un très vieux jeu. Et cela fait longtemps qu’on’y joue plus comme il faut. Je vais le faire revivre. Au nom de mes pères. Voyez le ridicule anthropoïde, attention à ses doigts crochus ! »
J’attrapai la poutre, me hissai dessus.
Il recula, s’arrêta, avança, s’arrêta encore. Je ressentais une exaltation grandissante devant son indécision, un sentiment de triomphe, parce qu’il avait cessé de bombarder mon esprit. Quand j’atteignis son niveau, je baissai la tête et accrochai mes deux mains à la poutrelle, assez loin l’une de l’autre, pour que je puisse me tenir à l’une si jamais il me griffait l’autre.
Il se mit en position d’attaque, puis réfléchit apparemment, tourna et s’enfuit.
Je me rétablis sur la poutre, me mis debout.
Je l’observai qui courait, ne s’arrêtant que lorsqu’il fut à l’autre bout du carré d’acier qui nous supportait. Puis je m’approchai du coin le plus proche ; il se réfugia de l’autre côté. J’avançai vers l’autre coin, il fit de même. Je m’arrêtai. Il s’arrêta Nous nous regardâmes.
« O. K. ! dis-je en prenant une cigarette et l’allumant. Nous sommes dans l’impasse, et vous êtes le perdant. Ces gens, là-dessous, ne restent pas les mains dans les poches. Ils appellent de l’aide. Tous les chemins menant vers le bas seront bientôt gardés. Je parie qu’un hélicoptère va arriver d’ici peu – avec une belle mitrailleuse à infrarouges. J’ai toujours entendu dire qu’il valait mieux se rendre que de résister, quand on est dans la merde. Je suis un représentant patenté du Département d’État de mon pays et des Nations unies. Vous avez le choix – je – »
Très bien, me parvint une pensée, je me rends à vous, en tant que fonctionnaire du Département d’État.
Il se dirigea immédiatement vers le coin le plus proche, tourna et avança sur la poutre d’un pas régulier. Je me retournai, me dirigeai vers le coin que je venais de quitter. Mais il l’atteignit avant moi et continua à s’avancer vers moi.
« Restez où vous êtes, dis-je, et considérez que vous êtes sous ma protection légale. »
Mais il bondit en avant, sur moi. Mon esprit se remplit immé-diatement de trucs qui, mis en mots, devraient donner à peu près cela :
Il est plus satisfaisant, noble, de mourir les dents, les griffes enfoncées dans la gorge, le cœur de l’ennemi du nid, du totem de la civilisation. Meurs, destructeur !
Juste au moment où il bondissait, je lui lançai, pour toute arme, ma cigarette en pleine figure.
Elle tournoya et le frappa juste avant que ses pattes ne quittent la poutre. Je reculai en même temps, m’accroupis en levant le bras pour maintenir mon équilibre et me protéger.
Il me toucha, mais ni à la gorge ni au cœur. Il heurta mon épaule gauche, s’y accrocha farouchement, me griffant profondément le bras et le flanc. Puis il tomba.
Une seconde de pensées et d’actions inséparables : retrouver mon équilibre, sauver l’horrible petite bête – pour ce qu’elle pouvait nous apprendre – le bras droit en travers du corps, mon poids sur le pied gauche, je plongeai la main gauche dans le vide, la repêchai, la tint fermement. Surtout, ne pas perdre l’équilibre ! Puis la secousse, la traction, le tiraillement.
Je l’avais ! Je l’avais attrapée par la queue ! Mais…
Une brève résistance, un déchirement, une nouvelle torsion…
Je ne tenais qu’une queue noire, artificielle, rigide, à laquelle étaient attachés des lambeaux de costume en caoutchouc synthétique. J’entrevis la petite forme sombre qui traversait l’espace brillamment éclairé, plus bas. Je ne crus pas un instant qu’il retomberait sur ses pattes.
12.
Temps qui passe.
Encore des fragments, des morceaux, des lambeaux… Temps qui passe.
Épiphanie en noir et blanc. Scénario en Vert, Or, Pourpre et Gris…
Il y a un homme. Il est en train de grimper, dans la lumière du crépuscule, de grimper sur la tour de Cheslerei, dans un lieu appelé Ardel, à côté d’une mer dont il n’arrive pas encore tout à fait à prononcer le nom. La mer est aussi sombre que du jus de raisins fermenté, pétillant comme du Chianti, dans le clair-obscur de la lumière des étoiles lointaines et des derniers rayons de Canis Vibesper, le soleil de ce système, légèrement en dessous de l’horizon, éveillant un autre continent, poursuivi par les brises qui viennent de la terre pour s’enrouler autour des balcons, des tours, des murs et des allées de la ville, apportant les odeurs de la terre chaude vers sa campagne plus ancienne, plus froide…
Grimpant d’une pierre verte à l’autre, sur le mur de la structure donnant sur la mer, il est parvenu à soutenir le rythme de la course des derniers rayons du jour, qui s’envole, se penche, se prépare à sauter. Dans la lumière fantastique du crépuscule, le haut de la tour de Cheslerei est le dernier endroit touché par l’or des rayons du jour avant son départ du capitole. Il s’est donné le temps pour poursuivre les derniers rayons qui balaient la Tour de bas en haut, et être au sommet quand la nuit s’installera complètement.
Ce sont des ombres qu’il poursuit maintenant, la sienne est déjà floue. Ses mains s’élancent comme des poissons argentés au-dessus de l’obscurité qui monte. Dans l’espace sidéral, au-dessus de sa tête, la nuit continue à forger les étoiles. À travers l’écran cristallin de l’atmosphère, il entrevoit leur scintillement, tandis qu’il poursuit son escalade. Il est hors d’haleine, maintenant, et la touche dorée a encore diminué. Les ombres commencent à le dépasser.
Mais cette tache minuscule, dorée, s’attarde sur le vert. Pensant peut-être à un autre lieu tout en vert et or, il se met à grimper plus vite, sur les pas de son ombre, gagnant du terrain. Les lumières s’évanouissent un instant, reviennent le temps d’un autre.
Cette seconde lui permet de s’agripper au parapet et de se hisser dessus, comme un nageur sortant de l’eau.
Il fait un rétablissement, se met debout, tourne la tête vers la mer, vers la lumière. Oui…
Il assiste au dernier clignotement doré qu’elle lance. Pendant un bref instant seulement, il le contemple.
Puis il s’assied sur la pierre et regarde les milliers d’autres lumières de la nuit, comme il ne les a jamais vues. Pendant un long moment, il reste là, perdu dans sa contemplation…