J’acceptai une gorgée. Je regardai le bâtiment en face de nous et allumai une autre cigarette.
– Pourquoi faut-il regarder l’horloge ? demandai-je.
– Pour le carillon, à minuit. Dans quelques secondes maintenant, je pense.
– Ça semble terriblement moralisateur, même si c’est bien programmé.
Il rit tout bas.
– Ce n’est pas moi qui ai campé la situation et j’ai usé toutes mes idées moralisatrices, Fred, Je veux simplement contempler le spectacle. Les choses peuvent être intéressantes en elles-mêmes.
– Exact. Désolé. Et merci aussi.
– Les voilà ! dit-il.
Deux petites portes de chaque côté de l’horloge s’ouvrirent. De l’une, sortit un cavalier étincelant. De l’autre, un fou à la peau foncée. L’un portait une épée et l’autre un bâton. Ils s’avancèrent avec des mouvements saccadés, le chevalier droit et fier, le fou en bondissant ou en boitant, je n’en étais pas certain. Ils s’avançaient vers nous, l’expression figée, les sourcils froncés pour l’un, un rictus pour l’autre. Ils atteignirent la fin de leur rail, pivotèrent de quatre-vingt-dix degrés et se firent face. Une cloche les séparait. Ils reprirent leur progression. Premier arrivé, le chevalier leva son arme et frappa le premier coup. Le son était plein et profond. Quelques instants après, le fou leva son bâton pour donner le second coup. Le ton était légèrement plus aigu, de volume à peu près semblable.
Chevalier, fou, chevalier, fou… Les coups nous parvenaient clairement à cette distance et je sentais leurs vibrations en même temps que je les entendais. Fou, chevalier, fou, chevalier… Ils coupaient l’air, ils tuaient le jour. Ce fut le fou qui frappa le dernier coup.
Pendant un instant, ils semblèrent se regarder. Puis, comme d’un commun accord, ils se retournèrent, revinrent à leur coin, pivotèrent et réintégrèrent leurs portes respectives. Quand elles se refermèrent, même les échos étaient éteints.
– Les gens qui n’escaladent pas les cathédrales manquent certains beaux spectacles, dis-je.
– Gardez donc votre sacrée morale pour un autre jour, dit-il, puis : À la dame au sourire !
– Aux cailloux de l’empire ! répliquai-je, quelques instants après.
Morceaux et Fragments Perdus dans l’Espace de Hilbert, Affleurant pour Décrire de Lentes Symphonies & l’Architecture de la Passion Persistante.
Il regarde la nuit comme il ne l’a jamais fait, du haut de la tour de Cheslerei, dans un lieu appelé Ardel, à côté d’une mer au nom imprononçable. Quelque part, Paul Byler découpe des morceaux de mondes pour en faire des choses remarquables. Les Entreprises Ira, président-directeur-général Albert Cassidy, vont ouvrir des bureaux sur quatorze planètes. Un livre, intitulé Le Vomissement de l’Esprit, écrit sous un pseudonyme par un auteur qui cite parmi ses collaborateurs, une fille, un nain et un âne, vient d’atteindre le statut de best-seller. La Gioconda continue de recevoir les louanges et les critiques avec une bonne humeur silencieuse et sa sérénité traditionnelle. Dennis Wexroth se traîne sur des béquilles, une jambe dans le plâtre, après une tentative pour escalader la cafétéria du campus.
Il pense à cela et à bien d’autres choses, sous le ciel, dans le ciel. Il se souvient de son départ.
Charv avait dit : « Vous fumez trop, vous savez. Peut-être devriez-vous profiter de ce voyage pour vous restreindre ou abandonner complètement cette habitude. De toute façon, amusez-vous bien, surtout. Ça et un dur et honnête labeur, voilà ce qui fait tourner le monde.
Nadler lui avait fermement serré la main, avec un sourire parfait et dit : « Je suis certain que vous ferez toujours honneur à notre Organisation, docteur Cassidy. Dans le doute, faites appel à la tradition et improvisez. Souvenez-vous toujours de ce que vous représentez.
Merimee lui avait adressé un clin d’œil et dit : « Nous allons ouvrir une chaîne de bordels à travers la galaxie, pour les voyageurs humains et les extra-terrestres aventureux. Ce ne sera pas long. Cultivez la philosophie pendant ce temps. Et si vous avez des ennuis, souvenez-vous de mon numéro.
« Fred, mon garçon, avait dit son oncle, jetant son gourdin pour le prendre par les épaules, c’est un grand jour pour les Cassidy ! J’ai toujours pensé que tu rencontrerais ton destin, quelque part, parmi les étoiles. Double vue, tu sais. Voilà Godspeed et un exemplaire de Tom Moore pour te tenir compagnie. Je reste en contact avec le bureau sur Vibesper, et peut-être que j’y enverrai Ragma bientôt. Je suis fier de mon investissement, mon garçon ! »
Il sourit devant l’absurdité, les traditions, les intentions. Il est ému.
Je suis désolé pour ce spasme dans le bus, Fred. J’essayais simplement de comprendre comment fonctionnait votre corps, au cas où j’aurais à y faire quelques réparations. J’étais handicapé par la barrière du pouvoir lévogyre.
« Je m’en suis douté – plus tard. »
Ce monde a l’air intéressant, Fred. C’est le premier jour que nous sommes là et je peux déjà prédire, avec de grandes probabilités, que nous allons avoir des expériences inhabituelles.
« Quel genre de satisfaction tirez-vous de tout cela, Speicus ? »
Je suis un appareil à enregistrer et à analyser. La meilleure comparaison, je suppose, c’est que je suis à la fois un touriste et sa caméra. Quand ils fonctionnent ensemble, j’imagine que leurs sensations sont proches des miennes.
« Je suppose qu’il est bon de se connaître soi-même aussi complètement. Je doute d’y arriver un jour. »
Il allume une cigarette, fait un large geste qui embrasse le paysage.
« Eh bien, le voyage en valait-il la peine ? » demande-t-il.
Vous connaissez déjà la réponse à cette question.
« Oui, sans doute. »
Tous ceux qui avaient escaladé et décoré tous ces rochers avaient raison, affirme-t-il. Oui, ils avaient raison.
Que veut-il dire ? Je n’en suis pas certain. Je le connais bien, naturellement. Mais je doute de le connaître un jour vraiment totalement. Je suis un enregistrement…