Je bus et la lui rendis.
– Ils ont quand même passé sournoisement, ces milliers de jours. Pas à pas, reprit-il. Je le comprends intellectuellement, bien que quelque chose en moi le nie en ce moment. J’en suis particulièrement conscient, parce que je ressens tout spécialement la différence entre ce moment passé et le présent. Il a été cumulatif, ce changement. Voyages dans l’espace, villes sous la mer, découvertes médicales – même notre premier contact avec les extra-terrestres –, toutes ces choses se sont passées à différentes époques et rien ne semblait changer quand elles se sont produites. Pas à pas. La vie est restée pratiquement inchangée, mais dans un domaine, une chose nouvelle est apparue. Puis une autre, à un autre moment. Puis encore une autre. Pas de révolution brutale. Mais un processus accumulatif. Et puis soudain, on arrive à l’âge de la retraite, et cela prête à réflexion. Je repense à ma vie, quand j’étais à Cambridge, quand j’étais un jeune homme qui grimpait sur les toits. Je voyais ces étoiles, je sentais le toit sous mes pieds. Tout ce qui suit est flou, comme un kaléidoscope monochrome. Je suis ici et je suis là-bas. Tout le reste est irréel. Mais ce sont deux mondes différents, Fred – deux mondes complètement différents – et je n’ai pas vraiment vu comment c’était arrivé, je n’ai jamais, en fait, surpris la montée de l’un ou la disparition de l’autre. Voilà le sentiment qui m’envahit cette nuit.
– Est-ce un bon ou un mauvais sentiment ? demandai-je.
– Je ne le sais pas vraiment. Je n’ai pas encore mis un nom sur l’émotion qui pourrait l’accompagner.
– Prévenez-moi quand vous aurez trouvé. Vous m’intriguez.
Il étouffa un petit rire. Moi aussi.
– Vous savez, dis-je, c’est drôle que vous n’ayez jamais cessé de grimper.
Il resta silencieux pendant un moment, puis dit :
– À propos de grimper, c’est plutôt particulier… Bien entendu, c’était en quelque sorte une tradition là où j’étais étudiant, niais je crois que j’aimais ça plus que les autres. J’ai continué pendant plusieurs années après avoir quitté l’université, et puis cette occupation est devenue plus sporadique avec les changements de résidence et le manque d’occasions. Mais j’éprouvais des envies – presque compulsives, en réalité –, et il fallait soudain que j’escalade. Je prenais alors des vacances dans des endroits où l’architecture était appropriée et je passais mes nuits à escalader les buildings, à grimper sur les toits, les flèches.
– Acrophilie, dis-je.
– Exact. Mais le fait de donner un nom à une chose ne l’explique pas. Je n’ai jamais compris pourquoi je le faisais. Je ne le sais toujours pas, d’ailleurs. J’ai pourtant cessé pendant un long moment. Changement hormonal dû au vieillissement, peut-être. Qui sait ? Puis je suis venu ici pour enseigner. Quand j’ai entendu parler de vos activités, je me suis mis à y repenser. Ce qui a amené le désir, l’acte, le retour de la compulsion. Elle ne m’a jamais quitté depuis. J’ai passé plus de temps à me demander pourquoi on cessait d’escalader qu’à essayer de savoir pourquoi on commençait à le faire.
– Ce qui me semble naturel.
– Exactement.
Il avala une autre gorgée, m’offrit la bouteille. J’aurais bien voulu accepter mais je connais mes limites, et, assis là, sur ma corniche, je n’avais pas envie de les dépasser. Il leva alors la bouteille vers le ciel, « A la dame au sourire ! », dit-il en buvant à ma place.
– Aux cailloux de l’empire !, ajouta-t-il, un moment plus tard, en levant la bouteille vers une autre portion du ciel. Du mauvais côté, mais ça n’avait pas d’importance. Il savait aussi bien que moi que c’était quand même en deçà de l’horizon.
Il se ré-installa confortablement, trouva un cigare, l’alluma et se mit à rêver :
– Combien d’yeux ont-ils par tête, je me demande, sur l’astre où ils contemplent Mona Lisa ? Sont-ils à facettes ? Sont-ils fixes ? Et de quelle couleur ?
– Seulement deux. Vous le savez bien. Et plutôt noisette – sur les photos en tout cas.
– Faut-il que vous détruisiez toute rhétorique romantique ? En outre, les Astabigans reçoivent beaucoup de visiteurs d’autres mondes qui ne doivent pas manquer d’aller regarder la merveille.
– Exact. Et à ce propos, les bijoux de la Couronne britannique sont entre ies mains d’êtres aux pupilles en forme de croissant. Tirant sur la lavande, je crois.
Une étoile filante glissa vers la terre. Mon mégot suivit le même chemin.
– Je me demande si cet échange commercial est juste, dit-il. Nous ne comprenons pas la machine de Rhennius, et même les extra-terrestres ne sont pas certains de ce que représente la pierre des étoiles.
– Ce n’est pas exactement un échange commercial.
– Deux des trésors de la Terre sont entre leurs mains et nous avons deux des leurs en retour. Comment voulez-vous appeler ça ?
– Un maillon dans la chaîne du koula, dis-je.
– Le terme ne m’est pas familier. Expliquez-moi.
– Le parallèle m’a frappé quand j’ai lu en détails le marché qu’on nous offrait. Le koula est une sorte de voyage cérémoniel entrepris à des époques variées par les habitants d’un groupe d’îles à l’est de la Nouvelle-Guinée – les Trobriandais, les Papous de Mélanésie. C’est une espèce de double circuit, un mouvement dans deux directions opposées entre les îles. Le but en est d’échanger des articles qui ne possèdent pas de valeur fonctionnelle particulière pour les différentes tribus concernées, mais qui sont chargés d’une grande signification culturelle. En général, ce sont des ornements corporels – colliers, bracelets – qui portent un nom particulier et sont riches d’histoire. Ils se déplacent lentement selon un vaste circuit dans les différentes îles, et, en même temps, leur histoire s’enrichit. On les échange avec une pompe considérable, au cours de grandes cérémonies. Ils ont pour fonction de cristalliser l’enthousiasme culturel, de stimuler l’unité avec un sens d’obligation et de confiance réciproques. La similitude entre le koula et le programme d’échanges que nous avons établi avec les extra-terrestres me semble pour le moins évidente. Les objets sont à la fois des otages culturels et des symboles honorifiques pour ceux qui en ont la garde. Leur existence, leur circulation, leur exposition créent inévitablement un certain sentiment de solidarité. C’est le véritable but de la chaîne du koula, telle que je l’entends. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas aimé le terme « commercial ».
– Très intéressant. Aucun des rapports que j’ai entendus ou lus ne l’ont présenté sous cette lumière – et ils ne l’ont certainement pas comparé au phénomène du koula. Ils l’ont plutôt défini comme une sorte de cotisation qu’il fallait payer pour entrer dans le club galactique, le prix de notre admission pour profiter des bénéfices commerciaux et des échanges d’idées.
– Ce n’était que du bourrage de crâne pour éviter les protestations qu’aurait pu entraîner la donation de trésors culturels. Tout ce qu’on nous a promis, c’est la réciprocité dans la chaîne des échanges. Je suis certain que les autres finiront par se produire, mais pas nécessairement comme un résultat direct. Non. Nos gouvernements se livrent à la pratique millénaire qui consiste à donner au peuple une explication simple, agréable, d’un processus complexe.
– Je comprends, dit-il, en s’étirant et en bâillant. En fait, je préfère votre interprétation à la version officielle.
J’allumai une autre cigarette.
– Merci, dis-je. Je me sens obligé de souligner que j’ai toujours cherché des explications que je trouve esthétiquement plaisantes. L’étendue cosmique de la chose – une chaîne du koula interstellaire – affirmant les différences et en même temps soulignant les similitudes de toutes les races intelligentes de la galaxie – les liant, les menant à la construction de traditions communes… J’avoue que l’idée me plaît beaucoup.