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Debigorre souriait, me serrait convulsivement les mains. Il me disait :

– Schlemilovitch, vous êtes un vrai camelot du Roi ! Ah ! si tous les petits Français de souche vous ressemblaient !

Debigorre m'invite souvent chez lui. Il habite une chambre encombrée de livres et de paperasses. Aux murs les photographies jaunies de quelques énergumènes : Bichelonne, Hérold-Paquis, les amiraux Esteva, Darlan et Platon. Sa vieille gouvernante nous sert le thé. Vers onze heures du soir, nous prenons un apéritif sur la terrasse du Café de Bordeaux. La première fois, je l'ai beaucoup étonné en lui parlant des habitudes de Maurras et de la barbe de Pujo. « Mais vous n'étiez pas né, Raphaël ! » Debigorre pense qu'il s'agit d'un phénomène de métempsycose et qu'au cours d'une vie antérieure j'ai été un maurrassien farouche, un Français cent pour cent, un Gaulois inconditionnel doublé d'un juif collabo : « Ah ! Raphaël, j'aurais voulu que vous fussiez à Bordeaux en juin 1940 ! Imaginez ! un ballet effréné ! Des messieurs avec barbes et redingotes noires ! des universitaires ! des ministres de la RÉ-PU-BLI-QUE ! Ils papotent ! Ils font de grands gestes ! On entend chanter Réda Caire, Maurice Chevalier, mais patatras ! des types blonds, le torse nu, font irruption au Café du Commerce ! Se livrent à un jeu de massacre ! Les messieurs barbus sont projetés au plafond ! S'écrasent contre les murs, les rangées d'apéritifs ! Barbotent dans le Pernod, le crâne ouvert par des tessons de bouteilles ! La patronne de l'établissement, qui s'appelle Marianne, court de-ci de-là. Pousse de petits cris ! C'est une vieille putain ! LA GUEUSE ! Elle perd ses jupes ! Elle est abattue par une rafale de mitraillette ! Caire et Chevalier se sont tus ! Quel spectacle, Raphaël, pour des esprits avisés comme nous ! quelle vengeance !... »

Je finis par me lasser de mon rôle de garde-chiourme. Puisque mes condisciples ne veulent pas admettre que Maurras, Chack et Béraud sont des leurs, puisqu'ils dédaignent Charles Le Goffic et Paul Arène, nous leur parlerons, Debigorre et moi, de certains aspects plus universels du « génie français » : truculence et gauloiserie, beauté du classicisme, pertinence des moralistes, ironie voltairienne, finesse du roman d'analyse, tradition héroïque, de Corneille à Georges Bernanos. Debigorre renâcle au sujet de Voltaire. Ce bourgeois « frondeur » et antisémite me dégoûte également, mais, si nous ne le mentionnons pas dans notre Panorama du génie français, on nous accusera de partialité. « Soyons raisonnables, dis-je à Debigorre. Vous savez très bien que je préfère Joseph de Maistre. Faisons un effort quand même pour parler de Voltaire. »

Saint-Thibault joue de nouveau la forte tête, au cours d'une de nos conférences. Une remarque malencontreuse de Debigorre : « La grâce toute française de l'exquise Mme de La Fayette » fait bondir d'indignation mon camarade.

– Quand cesserez-vous de répéter : le « génie français », cela est « essentiellement français », « les traditions françaises », « nos écrivains français » ? rugit ce jeune Gaulois. Mon maître Trotsky disait que la Révolution n'a pas de patrie...

– Mon petit Saint-Thibault, répliquai-je, vous me tapez sur les nerfs. Vous avez de trop grosses joues, le sang trop épais pour que le nom de Trotsky dans votre bouche ne soit un blasphème ! Mon petit Saint-Thibault, votre arrière-grand-oncle Charles Maurras écrivait qu'on ne peut pas comprendre Mme de La Fayette ni Chamfort si on n'a pas labouré pendant mille ans la terre de France ! A mon tour de vous dire ceci, mon petit Saint-Thibault : il faut mille ans de pogroms, d'autodafés et de ghettos pour comprendre le moindre paragraphe de Marx ou de Bronstein... BRONSTEIN, mon petit Saint-Thibault et pas Trotsky comme vous le dites si élégamment ! Bouclez-la définitivement, mon petit Saint-Thibault, ou je...

L'association des parents d'élèves s'indigna, le proviseur me convoqua dans son bureau :

– Schlemilovitch, me dit-il, MM. Gerbier, Val-Suzon et La Rochepot ont déposé une plainte contre vous pour coups et blessures infligés à leurs fils. C'est très bien de défendre votre vieux professeur mais de là à se conduire comme un goujat !... Savez-vous que Val-Suzon est hospitalisé ? Que Gerbier et La Rochepot souffrent de troubles audiovisuels ? Des khâgneux d'élite ! La prison, Schlemilovitch, la prison ! Et d'abord vous quitterez le lycée ce soir même !

– Si ces messieurs veulent me traîner devant les tribunaux, lui dis-je, je m'expliquerai une fois pour toutes. On me fera beaucoup de publicité. Paris n'est pas Bordeaux, vous savez. A Paris, on donne toujours raison au pauvre petit juif et jamais aux brutes aryennes ! Je jouerai à la perfection mon rôle de persécuté. La Gauche organisera des meetings et des manifestations et, croyez-moi, il sera de très bon ton de signer un manifeste en faveur de Raphaël Schlemilovitch. Bref, ce scandale nuira considérablement à votre avancement. Réfléchissez-y bien, monsieur le proviseur, vous vous attaquez à forte partie. J'ai l'habitude de ce genre d'affaire. Rappelez-vous le capitaine Dreyfus et, plus récemment encore, le remue-ménage causé par Jacob X, un jeune déserteur juif... On raffole de nous à Paris. On nous donne toujours raison. On nous excuse. On passe l'éponge. Que voulez-vous, les structures morales ont foutu le camp depuis la dernière guerre, que dis-je, depuis le Moyen Age ! Rappelez-vous cette belle coutume française : tous les ans à Pâques, le comte de Toulouse giflant en grande pompe le chef de la communauté juive, et ce dernier le suppliant : « Encore une, monsieur le comte ! Encore une ! Avec le pommeau de votre épée ! Pourfendez-moi donc ! Arrachez-moi les viscères ! Piétinez mon cadavre ! » Heureuse époque ! Comment mon ancêtre le juif de Toulouse aurait-il pu imaginer que je briserais les vertèbres d'un Val-Suzon ? crèverais l'œil d'un Gerbier, d'un La Rochepot ? Chacun son tour, monsieur le proviseur ! La vengeance est un plat que l'on mange froid ! Et ne croyez surtout pas à mon repentir ! Vous transmettrez de ma part aux parents de ces jeunes gens mon regret de ne les avoir pas massacrés ! Pensez donc ! le cérémonial des assises ! Un jeune juif blême et passionné déclarant qu'il voulait venger l'injure faite régulièrement par le comte de Toulouse à ses ancêtres ! Sartre rajeunirait de plusieurs siècles pour me défendre ! On me porterait en triomphe de l'Étoile à la Bastille ! Je serais sacré prince de la jeunesse française !

– Vous êtes répugnant, Schlemilovitch, RÉPUGNANT ! Je ne veux pas vous entendre une minute de plus.

– C'est cela, monsieur le proviseur ! Répugnant !

– Je vais avertir immédiatement la police !

– Pas la police, monsieur le proviseur, mais la GESTAPO, s'il vous plaît.