Je quittai le lycée définitivement. Debigorre fut consterné de perdre son meilleur élève. Nous nous vîmes deux ou trois fois au Café de Bordeaux. Un dimanche soir, il ne vint pas au rendez-vous. Sa gouvernante m'apprit qu'on l'avait emmené dans une maison de santé d'Arcachon. On m'interdit formellement de lui rendre visite. Seuls les membres de sa famille pouvaient le voir une fois par mois.
Je sus que mon vieux maître m'appelait chaque nuit à son secours, sous prétexte que Léon Blum le poursuivait d'une haine implacable. Il m'envoya, par l'entremise de sa gouvernante, un message griffonné à la hâte : « Raphaël, sauvez-moi. Blum et les autres ont décidé ma mort. Je le sais. La nuit, ils se glissent dans ma chambre, comme des reptiles. Ils me narguent. Ils me menacent avec des couteaux de boucher. Blum, Mandel, Zay, Salengro, Dreyfus et les autres. Ils veulent me dépecer. Je vous en supplie, Raphaël, sauvez-moi. »
Je n'ai plus reçu de nouvelles de lui.
Il faut croire que les vieux messieurs jouent un rôle capital dans ma vie.
Quinze jours après mon départ du lycée, je dépensais mes derniers billets de banque au restaurant Dubern quand un homme prit place à une table voisine de la mienne. Son monocle et son long fume-cigarette de jade attirèrent mon attention. Il était complètement chauve, ce qui ajoutait à sa physionomie une note inquiétante. Au cours du repas, il ne cessa de me regarder. Il appela le maître d'hôtel en faisant un geste insolite : on aurait dit que son index traçait une arabesque dans l'air. Je le vis écrire quelques mots sur une carte de visite. Il me désigna du doigt et le maître d'hôtel vint m'apporter le petit carré blanc, où je lus :
LE VICOMTE
CHARLES LÉVY-VENDÔME
animateur, désire faire votre connaissance.
Il s'assit vis-à-vis de moi.
– Je vous demande pardon pour mes façons cavalières mais j'entre toujours par effraction dans la vie des gens. Un visage, une expression suffisent pour conquérir ma sympathie. Votre ressemblance avec Gregory Peck m'impressionne beaucoup. A part cela, quelles sont vos raisons sociales ?
Il avait une belle voix grave.
– Vous me raconterez votre vie dans un endroit plus tamisé. Que diriez-vous du Morocco ? me proposa-t-il.
Au Morocco la piste de danse était déserte, bien que les haut-parleurs diffusassent quelques guarachas endiablées de Noro Morales. Décidément l'Amérique latine avait la cote dans le Bordelais, cet automne-là.
– Je viens de me faire renvoyer du lycée, lui expliquai-je. Coups et blessures. Je suis une petite frappe : juive de surcroît. Je m'appelle Raphaël Schlemilovitch.
– Schlemilovitch ? Tiens, tiens ! Raison de plus pour nous entendre ! J'appartiens moi-même à une très ancienne famille juive du Loiret ! Mes ancêtres étaient de père en fils bouffons des ducs de Pithiviers. Votre biographie ne m'intéresse pas. Je veux savoir si vous cherchez ou non du travail.
– J'en cherche, monsieur le vicomte.
– Eh bien, voilà. Je suis animateur. J'anime. J'entreprends, j'échafaude, je combine... J'ai besoin de votre concours. Vous êtes un jeune homme tout à fait comme il faut. Belle prestance, yeux de velours, sourire américain. Parlons en hommes. Que pensez-vous des Françaises ?
– Mignonnes.
– Et encore ?
– On pourrait en faire de très belles putains !
– Admirable ! J'aime la manière dont vous le dites ! Maintenant, cartes sur table, Schlemilovitch ! Je travaille dans la traite des blanches ! Il se trouve que la Française est bien cotée en bourse. Fournissez-moi la marchandise. Je suis trop vieux pour me charger de ce travail. En 1925, ça allait tout seul, mais aujourd'hui, si je veux plaire aux femmes, je les oblige à fumer préalablement de l'opium. Qui aurait pu penser que le jeune et séduisant Lévy-Vendôme se métamorphoserait en satyre, au détour de la cinquantaine ? Vous, Schlemilovitch, vous avez du temps devant vous, profitez-en ! Utilisez vos atouts naturels et débauchez les petites Aryennes. Ensuite, vous écrirez vos Mémoires. Cela s'appellerait « Les Déracinées » : l'histoire de sept Françaises qui n'ont pu résister au charme du juif Schlemilovitch et se sont retrouvées, un beau jour, pensionnaires de bordels orientaux ou sud-américains. Moralité : il ne fallait pas écouter ce juif suborneur mais rester dans les frais alpages et les verts bocages. Vous dédierez ces Mémoires à Maurice Barrès.
– Bien, monsieur le vicomte.
– Au travail, mon garçon ! Vous allez partir illico en Haute-Savoie. J'ai reçu une commande de Rio de Janeiro : « Jeune montagnarde française. Brune. Bien charpentée. » Ensuite, la Normandie. Cette fois-ci, la commande me vient de Beyrouth : « Française distinguée dont les ancêtres auraient fait les croisades. Bonne aristocratie provinciale. » Il s'agit certainement d'un vicieux dans notre genre ! Un émir qui veut se venger de Charles Martel...
– Ou de la prise de Constantinople par les croisés...
– Si vous voulez. Bref, j'ai trouvé ce qu'il lui faut. Dans le Calvados... Une jeune femme... Excellente noblesse d'épée ! Château XVIIe siècle ! Croix et fer de lance sur champ d'azur avec fleurons. Chasses à courre ! A vous de jouer, Schlemilovitch ! Pas une minute à perdre ! Il y a du pain sur la planche ! Il faut que les enlèvements se fassent sans effusion de sang. Venez prendre un dernier verre chez moi et je vous accompagne à la gare.
L'appartement de Lévy-Vendôme est meublé Napoléon III. Le vicomte me fait entrer dans sa bibliothèque.
– Regardez toutes ces belles reliures, me dit-il, la bibliophilie est mon vice secret. Tenez, je prends un volume au hasard : un traité sur les aphrodisiaques par René Descartes. Des apocryphes, rien que des apocryphes... J'ai réinventé à moi seul toute la littérature française. Voici les lettres d'amour de Pascal à Mlle de La Vallière. Un conte licencieux de Bossuet. Un érotique de Mme de La Fayette. Non content de débaucher les femmes de ce pays, j'ai voulu aussi prostituer toute la littérature française. Transformer les héroïnes de Racine et de Marivaux en putains. Junie faisant de plein gré l'amour avec Néron sous l'œil horrifié de Britannicus. Andromaque se jetant dans les bras de Pyrrhus dès leur première rencontre. Les comtesses de Marivaux revêtant les habits de leurs soubrettes et leur empruntant leur amant pour une nuit. Vous voyez, Schlemilovitch, que la traite des blanches ne m'empêche pas d'être un homme de culture. Cela fait quarante ans que je rédige des apocryphes. Que je m'emploie à déshonorer leurs plus illustres écrivains. Prenez-en de la graine, Schlemilovitch ! La vengeance, Schlemilovitch, la vengeance !
Plus tard, il me présente Mouloud et Mustapha, ses deux hommes de main.
– Ils seront à votre disposition, me dit-il. Je vous les enverrai dès que vous me le demanderez. On ne sait jamais avec les Aryennes. Quelquefois il faut se montrer violent. Mouloud et Mustapha n'ont pas leur égal pour rendre dociles les esprits les plus indisciplinés – anciens Waffen S.S. de la Légion nord-africaine. Je les ai connus chez Bonny et Laffont, rue Lauriston, du temps où j'étais le secrétaire de Joanovici. Des types épatants. Vous verrez !
Mouloud et Mustapha se ressemblent comme deux jumeaux. Même visage couturé. Même nez cassé. Même rictus inquiétant. Ils me témoignent tout de suite la plus vive amabilité.
Lévy-Vendôme m'accompagne à la gare Saint-Jean. Sur le quai, il me tend trois liasses de billets de banque :
– Vos frais personnels. Téléphonez-moi pour me mettre au courant. La vengeance, Schlemilovitch ! La vengeance ! Soyez impitoyable, Schlemilovitch ! La vengeance ! La...
– Bien, monsieur le vicomte.
1 Grammaire latine.
III