Выбрать главу

Le colonel ne m'écoutait pas. Il me regardait droit dans les yeux et s'écriait :

– Mon petit, s'il te plaît, la tête haute. Une poignée de main énergique. Surtout, évite de ricaner bêtement. Nous en avons assez de voir la race française dégénérée. Nous voulons de la pureté.

J'étais bien ému. Le chef Darnand me donnait de semblables conseils quand nous montions à l'assaut des maquis.

Chaque soir je dresse un rapport de mes activités à Lévy-Vendôme. Je lui parle de Mme Forclaz-Manigot, la femme du notaire. Il me répond que les femmes mûres n'intéressent pas son client de Rio. Je suis donc condamné à rester quelque temps encore dans la solitude de T. Je ronge mon frein. Rien à espérer de la part du colonel Aravis. Il vit seul. Petit-Savarin et Gruffaz n'ont pas de filles. D'autre part, Lévy-Vendôme m'interdit formellement de faire la connaissance des jeunes villageoises sans l'entremise de leurs parents ou de leurs maris : une réputation de coureur de jupons me fermerait toutes les portes.

OÙ L'ABBÉ PERRACHE

ME TIRE D'AFFAIRE.

Je rencontre cet ecclésiastique au cours d'une promenade dans les environs de T. Appuyé contre un arbre il contemple la nature, en Vicaire savoyard. Je suis frappé de l'extrême bonté qui se lit sur ses traits. Nous engageons la conversation. Il me parle du juif Jésus-Christ. Je lui parle d'un autre juif nommé Judas, dont Jésus-Christ a dit : « Mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître ! » Notre entretien théologique se poursuit jusqu'à la place du village. L'abbé Perrache s'attriste de l'intérêt que je porte à Judas. « Vous êtes un désespéré, me dit-il gravement. Le péché de désespoir est le pire de tous. » J'explique à ce saint homme que ma famille m'a envoyé à T. pour m'oxygéner les poumons et m'éclaircir les idées. Je lui parle de mon passage trop rapide dans la khâgne de Bordeaux, en lui précisant que le lycée me dégoûte à cause de son atmosphère radicalement socialiste. Il me reproche mon intransigeance. « Pensez à Péguy, me dit-il, qui partageait son temps entre la cathédrale de Chartres et la Ligue des instituteurs. Il s'efforçait de présenter Saint Louis et Jeanne d'Arc à Jean Jaurès. Il ne faut pas être trop exclusif, jeune homme ! » Je lui réponds que je préfère Mgr Mayol de Lupé : un catholique doit prendre les intérêts du Christ au sérieux, quitte à s'engager dans la L.V.F. Un catholique doit brandir le sabre, quitte à déclarer comme Simon de Montfort : « Dieu reconnaîtra les siens ! » D'ailleurs, l'Inquisition me semble une entreprise de salubrité publique. Torquemada et Ximénès étaient bien gentils de vouloir guérir des gens qui se vautraient avec complaisance dans leur maladie, leur juiverie ; bien aimables vraiment de leur proposer des interventions chirurgicales au lieu de les laisser crever de leur tuberculose. Ensuite je lui vante Joseph de Maistre, Édouard Drumont, et lui décrète que Dieu n'aime pas les tièdes.

– Ni les tièdes ni les orgueilleux, me dit-il. Et vous commettez le péché d'orgueil, tout aussi grave que le péché de désespoir. Tenez, je vais vous charger d'un petit travail. Vous devrez le considérer comme une pénitence, un acte de contrition. L'évêque de notre diocèse doit visiter le collège de T. dans une semaine : vous écrirez un discours de bienvenue que je communiquerai au supérieur. Il sera lu à Monseigneur par un jeune élève au nom de toute la communauté. Vous y montrerez de la pondération, de la gentillesse et de l'humilité. Puisse ce petit exercice vous ramener dans le droit chemin ! Je sais bien que vous êtes une brebis égarée qui ne demande qu'à retrouver son troupeau. Chaque homme dans sa nuit s'en va vers sa Lumière ! J'ai confiance en vous ! (Soupirs.)

Une jeune fille blonde dans le jardin du presbytère. Elle me dévisage avec curiosité : l'abbé Perrache me présente sa nièce Loïtia. Elle porte l'uniforme bleu marine de pensionnaire.

Loïtia allume une lampe à pétrole. Les meubles savoyards sentent bon l'encaustique. Le chromo du mur gauche me plaît bien. L'abbé me pose doucement la main sur l'épaule :

– Schlemilovitch, vous pouvez, dès à présent, annoncer à votre famille que vous êtes tombé dans de bonnes mains. Je me charge de votre santé spirituelle. L'air de nos montagnes fera le reste. Maintenant mon garçon, vous allez écrire le discours pour notre évêque. Loïtia, s'il te plaît, apporte-nous du thé et quelques brioches ! Ce jeune homme a besoin de prendre des forces !

Je regarde la jolie tête de Loïtia. Les religieuses de Notre-Dame-des-Fleurs lui recommandent de coiffer ses cheveux blonds en nattes, mais, grâce à moi, elle les laissera tomber sur ses épaules d'ici quelque temps. Après avoir décidé de lui faire connaître le Brésil, je me retire dans le bureau de son oncle et rédige un discours de bienvenue à Mgr Nuits-Saint-Georges :

« Excellence,

« Dans toutes les paroisses du beau diocèse qu'il a plu à la Providence de lui confier, l'évêque Nuits-Saint-Georges est chez lui, apportant le réconfort de sa présence et les précieuses bénédictions de son ministère.

« Mais il est surtout chez lui dans cette pittoresque vallée de T., célèbre par son manteau bigarré de prairies et de forêts... Cette vallée qu'un historien nommait il n'y a pas si longtemps “une terre de prêtres affectueusement attachée à ses chefs spirituels ". Ici même dans ce collège construit au prix de générosités parfois héroïques... Votre Excellence est ici chez elle... et tout un remous de joyeuse impatience, agitant notre petit univers, a précédé et solennisé par avance sa venue.

« Vous apportez, Excellence, le réconfort de vos encouragements et la lumière de vos consignes aux maîtres, vos dévoués collaborateurs dont la tâche est particulièrement ingrate ; aux élèves, vous accordez la bienveillance de votre paternel sourire et d'un intérêt qu'ils s'efforcent de mériter... Et nous sommes heureux d'acclamer en vous un éducateur très averti, un ami de la jeunesse, un promoteur zélé de tout ce qui peut augmenter le rayonnement de l'École chrétienne – vivante réalité et garantie d'un bel avenir pour notre pays.

« Pour vous, Excellence, les gazons bien peignés des plates-bandes de l'entrée ont fait toilette et les fleurs qui les parsèment – malgré la rigueur d'une saison difficile – chantent la symphonie de leurs couleurs ; pour vous, notre Maison, ruche bourdonnante et bruyante à l'ordinaire, se peuple de recueillement et de silence ; pour vous, le rythme un peu monotone des classes ou des études a rompu son cours habituel... C'est grand jour de fête, jour de joie sereine, et de bonnes résolutions !

« Nous voulons, Excellence, participer au grand effort de renouveau et de reconstruction qui soulève à notre époque les beaux chantiers de l'Église et de la France. Fiers de votre visite d'aujourd'hui, attentifs aux consignes que vous voudrez bien nous donner, nous adressons d'un cœur joyeux à Votre Excellence le traditionnel et filial salut :

« Béni soit Mgr Nuits-Saint-Georges,

« Heil Monseigneur notre évêque ! »

Je souhaite que ce travail plaise à l'abbé Perrache et me permette de conserver sa précieuse amitié : mon avenir dans la traite des blanches l'exige.

Par bonheur, il fond en larmes dès les premières lignes et m'accable de louanges. Il ira lui-même faire goûter ma prose au supérieur du collège.

Loïtia s'est assise devant la cheminée. Elle a la tête inclinée et le regard pensif des jeunes filles de Botticelli. Elle aura du succès l'été prochain dans les bordels de Rio.

Le chanoine Saint-Gervais, supérieur du collège, se montra très satisfait de mon discours. Dès notre premier entretien, il me proposa de remplacer un professeur d'histoire, l'abbé Ivan Canigou, qui avait disparu sans laisser d'adresse. Selon Saint-Gervais, l'abbé Canigou, fort bel homme, ne pouvait pas résister à sa vocation de missionnaire et projetait d'évangéliser les Gentils du Sinkiang ; on ne le reverrait jamais à T. Par Perrache, le chanoine était au courant de mon séjour en khâgne et ne doutait pas de mes talents d'historien :