– Vous assurerez la relève de l'abbé Canigou jusqu'à ce que nous ayons trouvé un nouveau professeur d'histoire. Cela meublera vos loisirs. Qu'en pensez-vous ?
Je courus annoncer la bonne nouvelle à Perrache.
– C'est moi qui ai prié le chanoine de vous trouver un passe-temps. L'oisiveté ne vous vaut rien. Au travail mon enfant ! Vous voilà dans le droit chemin ! Surtout ne le quittez pas !
Je lui demandai la permission de jouer à la belote. Il me l'accorda de bon cœur. Au Café Municipal, le colonel Aravis, Forclaz-Manigot et Petit-Savarin m'accueillirent gentiment. Je leur parlai de mon nouvel emploi et nous bûmes des mirabelles de la Meuse en nous tapant sur l'épaule.
Arrivé à ce point de ma biographie, je préfère consulter les journaux. Suis-je entré au séminaire, comme me le conseillait Perrache ? L'article d'Henry Bordeaux : « Un nouveau curé d'Ars, l'abbé Raphaël Schlemilovitch » (Action française du 23 octobre 19..) me le laisserait supposer : le romancier me complimente pour le zèle apostolique que je manifeste dans le petit village savoyard de T.
Quoi qu'il en soit, je fais de longues promenades en compagnie de Loïtia. Son charmant uniforme et ses cheveux colorent les samedis après-midi de bleu marine et de blond. Nous rencontrons le colonel Aravis, qui nous adresse un sourire complice. Forclaz-Manigot et Petit-Savarin m'ont même proposé d'être témoins à notre mariage. J'oublie peu à peu les raisons de mon séjour en Savoie et le visage grimaçant de Lévy-Vendôme. Non, jamais, je ne livrerai l'innocente Loïtia aux proxénètes brésiliens. Je me retirerai définitivement à T. J'exercerai dans le calme et la modestie mon métier d'instituteur. J'aurai à mes côtés une femme aimante, un vieil abbé, un gentil colonel, un notaire et un pharmacien sympathiques... La pluie griffe les vitres, les flammes de l'âtre répandent une clarté douce, l'abbé me parle gentiment, Loïtia penche la tête sur des travaux de couture. Quelquefois nos regards se croisent. L'abbé me demande de réciter un poème...
Mon cœur, souris à l'avenir...
J'ai tu les paroles amères
Et banni les sombres chimères.
Et puis :
... Le foyer, la lueur étroite de la lampe...
La nuit, dans ma petite chambre d'hôtel, j'écris la première partie de mes Mémoires pour me débarrasser d'une jeunesse orageuse. Je regarde avec confiance les montagnes et les forêts, le Café Municipal et l'église. Finies les contorsions juives. Je hais les mensonges qui m'ont fait tant de mal. La terre, elle, ne ment pas.
La poitrine gonflée par d'aussi belles résolutions, je pris mon envol et partis enseigner l'histoire de France. Je fis devant mes élèves une cour effrénée à Jeanne d'Arc. Je m'engageais dans toutes les croisades, combattais à Bouvines, à Rocroi et au pont d'Arcole. Hélas ! je m'aperçus bien vite que je n'avais pas la furia francese. Les blonds chevaliers me distançaient en cours de route et les bannières fleurdelisées me tombaient des mains. La complainte d'une chanteuse yiddish me parlait d'une mort qui ne portait pas d'éperons, de casoar ni de gants blancs.
A la fin, n'y tenant plus, je pointai l'index en direction de Cran-Gevrier, mon meilleur élève :
– C'est un juif qui a brisé le vase de Soisson ! Un juif, vous m'entendez ! Vous me copierez cent fois : « C'est un juif qui a brisé le vase de Soissons ! » Apprenez vos leçons, Cran-Gevrier ! Zéro, Cran-Gevrier ! Vous serez privé de sortie !
Cran-Gevrier se mit à pleurer. Moi aussi.
Je quittai brusquement la classe et télégraphiai à Lévy-Vendôme pour lui annoncer que je livrerais Loïtia le samedi suivant. Je lui proposai Genève comme lieu de rendez-vous. Ensuite, je rédigeai, jusqu'à trois heures du matin, mon autocritique : « Un juif aux champs », où je me reprochais ma faiblesse envers la province française. Je ne mâchais pas mes mots : « Après avoir été un juif collabo, comme Joanovici-Sachs, Raphaël Schlemilovitch joue la comédie du “Retour à la terre” comme Barrès-Pétain. A quand l'immonde comédie du juif militariste, comme le capitaine Dreyfus-Stroheim ? Celle du juif honteux comme Simone Weil-Céline ? Celle du juif distingué comme Proust-Daniel Halévy-Maurois ? Nous voudrions que Raphaël Schlemilovitch se contente d'être un juif tout court... »
Cet acte de contrition achevé, le monde reprit les couleurs que j'aime. Des projecteurs balayaient la place du village, des bottes martelaient le trottoir. On réveillait le colonel Aravis, Forclaz-Manigot, Gruffaz, Petit-Savarin, l'abbé Perrache, le chanoine Saint-Gervais, Cran-Gevrier mon meilleur élève, Loïtia ma fiancée. On leur posait des questions sur mon compte. Un juif qui se cachait en Haute-Savoie. Un juif dangereux. L'ennemi public numéro un. Ma tête était mise à prix. Quand m'avait-on vu pour la dernière fois ? Mes amis me dénonceraient certainement. Déjà, les miliciens s'approchaient de l'hôtel des Trois Glaciers. Ils forçaient la porte de ma chambre. Et moi, vautré sur mon lit, j'attendais, oui, j'attendais, en sifflotant un menuet.
Je bois ma dernière mirabelle de la Meuse au Café Municipal. Le colonel Aravis, le notaire Forclaz-Manigot, le pharmacien Petit-Savarin et le boulanger Gruffaz me souhaitent bonne route.
– Je reviendrai demain soir pour la belote, leur dis-je. Je vous rapporterai du chocolat suisse.
Je déclare à l'abbé Perrache que mon père se repose dans un hôtel de Genève et désire passer la soirée avec moi. Il me prépare un casse-croûte en me recommandant de ne pas traîner sur le chemin du retour.
Je descends du car à Veyrier-du-Lac et me poste devant l'institution Notre-Dame-des-Fleurs. Loïtia franchit bientôt le portail en fer forgé. Alors, tout se déroule comme je l'ai prévu. Ses yeux brillent tandis que je lui parle d'amour, d'eau fraîche, d'enlèvements, d'aventure de capes et d'épées. Je l'entraîne jusqu'à la gare routière d'Annecy. Ensuite nous prenons le car pour Genève. Cruseilles, Annemasse, Saint-Julien, Genève, Rio de Janeiro. Les jeunes filles de Giraudoux aiment les voyages. Celle-ci s'inquiète un peu, quand même. Elle me dit qu'elle n'a pas apporté sa valise. Aucune importance. Nous achèterons tout sur place. Je la présenterai à mon père, le vicomte Lévy-Vendôme, qui la couvrira de cadeaux. Très gentil, vous verrez. Chauve. Il porte un monocle et un long fume-cigarette de jade. Ne vous effrayez pas. Ce monsieur vous veut du bien. Nous passons la frontière. Vite. Nous buvons un jus de fruit au bar de l'hôtel des Bergues en attendant le vicomte. Il se dirige vers nous, suivi des tueurs Mouloud et Mustapha. Vite. Il tire nerveusement sur son fume-cigarette de jade. Il ajuste son monocle et me tend une enveloppe bourrée de dollars.
– Votre salaire ! Je m'occupe de la jeune fille ! Vous, pas de temps à perdre ! Après la Savoie, la Normandie ! téléphonez-moi à Bordeaux dès que vous serez arrivé !
Loïtia me jette un regard affolé. Je lui promets de revenir tout de suite.
Cette nuit-là je me suis promené le long du Rhône en pensant à Jean Giraudoux, Colette, Marivaux, Verlaine, Charles d'Orléans, Maurice Scève, Remy Belleau et Corneille. Je suis grossier auprès de ces gens-là. Vraiment indigne. Je leur demande pardon d'avoir vu le jour en Ile-de-France, plutôt qu'à Wilna, Lituanie. J'ose à peine écrire le français : une langue aussi délicate se putréfie sous ma plume...
Je gribouille encore cinquante pages. Ensuite, je renonce à la littérature. C'est juré.
Je parachèverai en Normandie mon éducation sentimentale. Fougeire-Jusquiames, une petite ville du Calvados, agrémentée d'un château XVIIe siècle. Je prends une chambre d'hôtel, comme à T. Cette fois-ci je me fais passer pour un représentant en denrées tropicales. J'offre à la patrone des Trois-Vikings quelques rahat-loukoums et la questionne sur la châtelaine, Véronique de Fougeire-Jusquiames. Elle me dit tout ce qu'elle sait : la marquise vit seule, les villageois ne la voient que le dimanche pendant la grand-messe. Elle organise chaque année une chasse à courre. Le samedi après-midi, les touristes peuvent visiter son château à raison de trois cents francs par tête. Gérard, le chauffeur de la marquise, sert de guide.