Le soir même, je téléphone à Lévy-Vendôme pour lui annoncer mon arrivée en Normandie. Il me supplie de remplir rapidement ma mission : notre client, l'émir de Samandal, lui envoie chaque jour des télégrammes impatients et menace de rompre le contrat si la marchandise ne lui est pas livrée sous huitaine. Apparemment, Lévy-Vendôme ne se rend pas compte des difficultés que je dois affronter. Comment puis-je, moi, Raphaël Schlemilovitch, lier connaissance avec une marquise du jour au lendemain ? D'autant plus que je ne suis pas à Paris mais à Fougeire-Jusquiames, en plein terroir français. On ne laissera pas un juif, même très beau, approcher du château, sauf le samedi après-midi, parmi les autres visiteurs payants.
Toute la nuit, j'étudie le pedigree de la marquise, que Lévy-Vendôme a établi en compulsant divers documents. Les références sont excellentes. Ainsi l'annuaire de la noblesse française fondé en 1843 par le baron Samuel Bloch-Morel précise : « FOUGEIRE-JUSQUIAMES : Berceau : Normandie-Poitou. Tige : Jourdain de Jusquiames, fils naturel d'Aliénor d'Aquitaine. Devise : “Jusquiames sauve ton âme, Fougère ne te perds.” Maison de Jusquiames substituée en 1385 à celle des premiers comtes de Fougeire. Titre : duc de Jusquiames (duché héréditaire), lettres patentes du 20 septembre 1603 ; membre héréditaire de la Chambre des pairs, ordonnance du 3 juin 1814 ; duc-pair héréditaire (duc de Jusquiames), ordonnance du 30 août 1817. Rameau cadet : baron romain, bref du 19 juin 1819, autorisé par ordonnance du 7 septembre 1822 ; prince avec transmission à tous les descendants du diplôme du roi de Bavière, 6 mars 1846. Comte-pair héréditaire, ordonnance du 10 juin 1817. Armes : de gueules sur champ d'azur avec fleurons rissolé d'étoiles en sautoir. »
Robert de Clary, Villehardouin et Henri de Valenciennes délivrent dans leurs chroniques de la quatrième croisade des certificats de bonne conduite aux seigneurs de Fougeire. Froissart, Commynes et Montluc ne ménagent pas leurs compliments aux valeureux capitaines de Jusquiames. Joinville, au chapitre x de son histoire de Saint Louis, rappelle la bonne action d'un chevalier de Fougeire : « Et lors, il éleva son épée et frappa le juif aux yeux et le porta par terre. Et les juifs tournèrent en fuite et emportèrent leur maître tout blessé. »
Le dimanche matin, il se posta devant le porche de l'église. Vers onze heures, une limousine noire déboucha sur la place, et son cœur battit à se rompre. Une femme blonde s'avançait vers lui, mais il n'osait la regarder. Il pénétra à sa suite dans l'église et tenta de maîtriser son émotion. Comme son profil était pur ! Au-dessus d'elle, un vitrail représentait l'entrée d'Aliénor d'Aquitaine à Jérusalem. On eût dit la marquise de Fougeire-Jusquiames. La même chevelure blonde, le même port de tête, la même attache du cou, si fragile. Ses yeux allaient de la marquise à la reine et il se disait : « Qu'elle est belle ! Quelle noblesse ! Comme c'est bien une fière Jusquiames, la descendante d'Aliénor d'Aquitaine, que j'ai devant moi. » Ou encore : « Glorieux dès avant Charlemagne, les Jusquiames avaient le droit de vie et de mort sur leurs vassaux. La marquise de Fougeire-Jusquiames descend d'Aliénor d'Aquitaine. Elle ne connaît ni ne consentirait à connaître aucune des personnes qui sont ici. » A plus forte raison Schlemilovitch. Il décida d'abandonner la partie : Lévy-Vendôme comprendrait bien qu'ils avaient été trop présomptueux. Métamorphoser Aliénor d'Aquitaine en pensionnaire de bordel ! Cette perspective le révoltait. On peut s'appeler Schlemilovitch et garder quand même un soupçon de délicatesse au fond du cœur. Les orgues et les cantiques réveillaient son bon naturel. Jamais il ne livrerait cette princesse, cette fée, cette sainte aux Sarrasins. Il s'efforcerait d'être son page, un page juif, mais enfin les mœurs ont évolué depuis le XIIe siècle et la marquise de Fougeire-Jusquiames ne se formalisera pas de ses origines. Il usurpera l'identité de son ami Des Essarts pour s'introduire plus rapidement auprès d'elle. Lui aussi, il lui parlera de ses ancêtres, de ce capitaine Foulques Des Essarts qui étripa deux cents juifs avant de partir en croisade. Foulques avait bien raison, ces types s'amusaient à bouillir des hosties, leur massacre est une punition trop légère, les corps de mille juifs ne valent certainement pas le corps sacré du Bon Dieu.
Au sortir de la messe, la marquise jeta un regard distant sur les fidèles. Était-ce une illusion ? Ses yeux bleu pervenche le fixèrent. Devinait-elle la dévotion qu'il lui portait depuis une heure ?
Il traversa en courant la place de l'église. Quand la limousine noire ne fut plus qu'à vingt mètres de lui, il s'écroula au beau milieu de la chaussée et simula un évanouissement. Il entendit crisser les freins. Une voix douce modula :
– Gérard, faites monter ce pauvre jeune homme ! Un malaise sans doute ! Il a le teint si pâle ! Nous allons lui préparer un bon grog au château.
Il prit garde de ne pas ouvrir les yeux. La banquette arrière où le chauffeur l'étendit sentait le cuir de Russie mais il suffisait qu'il se répétât à lui-même le nom si doux de Jusquiames pour qu'un parfum de violettes et de sous-bois lui caressât les narines. Il rêvait aux cheveux blonds de la princesse Aliénor, au château vers lequel il glissait. Pas un moment il ne lui vint à l'idée qu'après avoir été un juif collabo, un juif normalien, un juif aux champs, il risquait de devenir dans cette limousine aux armes de la marquise (de gueules sur champ d'azur avec fleurons rissolé d'étoiles en sautoir) un juif snob.
La marquise ne lui posait aucune question comme si sa présence lui semblait naturelle. Ils se promenaient dans le parc, elle lui montrait les fleurs et les belles eaux vives. Ensuite, ils rentraient au château. Il admirait le portrait du cardinal de Fougeire-Jusquiames, signé Lebrun, les Aubusson, les armures et divers souvenirs de famille, parmi lesquels une lettre autographe de Louis XIV au duc de Fougeire-Jusquiames. La marquise l'enchantait. A travers les inflexions de sa voix perçait toute la rudesse du terroir. Subjugué, il se murmurait à lui-même : « L'énergie et le charme d'une cruelle petite fille de l'aristocratie française qui, dès son enfance, monte à cheval, casse les reins aux chats, arrache l'œil aux lapins... »
Après le dîner aux chandelles que leur servait Gérard, ils allaient bavarder devant la cheminée monumentale du salon. La marquise lui parlait d'elle, de ses aïeux, oncles et cousins... Bientôt rien de ce qui était Fougeire-Jusquiames ne lui fut étranger.
Je caresse un Claude Lorrain accroché au mur gauche de ma chambre : l'Embarquement d'Aliénor d'Aquitaine pour l'Orient. Ensuite je regarde l'Arlequin triste de Watteau. Je contourne le tapis de la Savonnerie, craignant de le souiller. Je ne mérite pas une chambre aussi prestigieuse. Ni cette petite épée de page qui se trouve sur la cheminée. Ni le Philippe de Champaigne à gauche de mon lit, ce lit que Louis XIV visita en compagnie de Mlle de La Vallière. De ma fenêtre, je vois une amazone traverser le parc au galop. En effet, la marquise sort chaque jour à cinq heures pour monter Bayard, son cheval favori. Elle disparaît au détour d'une allée. Plus rien ne trouble le silence. Alors je décide d'entreprendre une sorte de biographie romancée. J'ai consigné tous les détails que la marquise a bien voulu me donner au sujet de sa famille. Je m'en servirai pour rédiger la première partie de mon œuvre qui s'intitulera : Du côté de Fougeire-Jusquiames, ou les Mémoires de Saint-Simon revus et corrigés par Schéhérazade et quelques talmudistes. Au temps de mon enfance juive, à Paris, quai Conti, Miss Evelyn me lisait Les Mille et Une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon. Ensuite elle éteignait la lumière. Elle laissait la porte de ma chambre entrebâillée pour que j'entendisse, avant de m'endormir, la Sérénade en sol majeur de Mozart. Profitant de mon demi-sommeil, Schéhérazade et le duc de Saint-Simon faisaient tourner une lanterne magique. J'assistais à l'entrée de la princesse des Ursins dans les cavernes d'Ali Baba, au mariage de Mlle de La Vallière et d'Aladin, à l'enlèvement de Mme Soubise par le calife Haroun al-Rachid. Les fastes de l'Orient mêlés à ceux de Versailles composaient un univers féerique que je tenterai de ressusciter dans mon œuvre.