Le soir tombe, la marquise de Fougeire-Jusquiames passe à cheval sous mes fenêtres. C'est la fée Mélusine, c'est la Belle aux Cheveux d'or. Rien n'a changé pour moi depuis le temps où la gouvernante anglaise me faisait la lecture. Je regarde encore une fois les tableaux de ma chambre. Miss Evelyn m'emmenait souvent au Louvre. Il suffisait de traverser la Seine. Claude Lorrain, Philippe de Champaigne, Watteau, Delacroix, Corot ont coloré mon enfance. Mozart et Haydn la berçaient. Schéhérazade et Saint-Simon l'égayaient. Enfance exceptionnelle, enfance exquise dont il me faut parler. Je commence aussitôt Du côté de Fougeire-Jusquiames. Sur le papier vélin aux armes de la marquise, je trace d'une petite écriture nerveuse : « C'était, ce Fougeire-Jusquiames, comme le cadre d'un roman, un paysage imaginaire que j'avais peine à me représenter, et d'autant plus le désir de découvrir, enclavé au milieu de terres et de routes réelles qui tout à coup s'imprégnaient de particularités héraldiques... »
Gérard frappa à la porte en m'annonçant que le dîner était servi.
Ce soir-là, ils n'allèrent pas converser devant l'âtre, comme d'habitude. La marquise l'entraîna dans un grand boudoir capitonné de bleu et jouxtant sa chambre. Un candélabre jetait une lumière incertaine. Le sol était jonché de coussins rouges. Aux murs, quelques estampes licencieuses de Moreau le Jeune, de Girard, de Binet, un tableau de facture austère qu'on aurait cru signé Hyacinthe Rigaut, mais représentant Aliénor d'Aquitaine sur le point de succomber à Saladin, chef des Sarrasins.
La porte s'ouvrit. La marquise était vêtue d'une robe de gaze qui lui laissait les seins libres.
– Vous vous appelez bien Schlemilovitch ? lui demanda-t-elle d'une voix faubourienne qu'il ne lui connaissait pas. Né à Boulogne-Billancourt ? Je l'ai vu sur votre carte d'identité nationale ! Juif ? J'adore ça ! mon arrière-grand-oncle, Palamède de Jusquiames, disait du mal des juifs mais admirait Marcel Proust ! Les Fougeire-Jusquiames, du moins les femmes, n'ont aucun préjugé contre les Orientaux. Mon ancêtre la reine Aliénor profitait de la seconde croisade pour courir le Sarrasin, pendant que ce malheureux Louis VII piétinait devant Damas ! Une autre de mes ancêtres, la marquise de Jusquiames, trouvait le fils de l'ambassadeur turc fort à son goût vers 1720 ! A propos, j'ai vu que vous aviez constitué tout un dossier « Fougeire-Jusquiames » ! Je vous remercie de l'intérêt que vous portez à notre famille ! J'ai même lu cette phrase charmante, inspirée sans doute par votre séjour au château : « C'était, ce Fougeire-Jusquiames, comme le cadre d'un roman, un paysage imaginaire... » Vous vous prenez pour Marcel Proust, Schlemilovitch ? C'est très grave ! Vous n'allez tout de même pas gaspiller votre jeunesse en recopiant A la recherche du temps perdu ? Je vous préviens tout de suite que je ne suis pas la fée de votre enfance ! La Belle au Bois dormant ! La duchesse de Guermantes ! La femme-fleur ! Vous perdez votre temps ! Traitez-moi donc comme une putain de la rue des Lombards au lieu de baver sur mes titres de noblesse ! Mon champ d'azur avec fleurons ! Villehardouin, Froissart, Saint-Simon et tutti quanti ! Petit snob ! juif mondain ! Assez de trémolos, de courbettes ! Votre gueule de gigolo m'excite en diable ! M'électrise ! Adorable petite frappe ! Mac de charme ! Bijou ! Bardache ! Crois-tu vraiment que Fougeire-Jusquiames soit le « cadre d'un roman, un paysage imaginaire » ? Un bordel, entends-tu, le château a toujours été un bordel de luxe ! Très couru sous l'occupation allemande ! Mon défunt père, Charles de Fougeire-Jusquiames, servait d'entremetteur aux intellectuels français collabos. Statues d'Arno Breker, jeunes aviateurs de la Luftwaffe, S.S., Hitlerjugend, tout était mis en œuvre pour satisfaire les goûts de ces messieurs ! Mon père avait compris que le sexe détermine souvent les options politiques. Maintenant, parlons de vous, Schlemilovitch ! Ne perdons pas de temps ! Vous êtes juif ? Je suppose que vous aimeriez violer une reine de France. J'ai, dans mon grenier, toute une série de costumes ! Veux-tu que je me déguise en Anne d'Autriche, mon ange ? Blanche de Castille ? Marie Leczinska ? Ou bien préfères-tu baiser Adélaïde de Savoie ? Marguerite de Provence ? Jeanne d'Albret ? Choisis ! Je me travestirai de mille et mille façons ! Ce soir, toutes les reines de France sont tes putes !...
La semaine qui suivit fut vraiment idyllique : la marquise changeait sans cesse de costume pour réveiller ses désirs. Exception faite des reines de France, il viola Mme de Chevreuse, la duchesse de Berry, le chevalier d'Éon, Bossuet, Saint Louis, Bayard, Du Guesclin, Jeanne d'Arc, le comte de Toulouse et le général Boulanger.
Le reste du temps, il s'efforçait de lier plus ample connaissance avec Gérard.
– Mon chauffeur jouit d'une excellente réputation dans le milieu, lui confia Véronique. Les truands le surnomment Pompes Funèbres ou bien Gérard le Gestapiste. Gérard appartenait à la bande de la rue Lauriston. Il était le secrétaire de feu mon père, son âme damnée...
Son père à lui connaissait aussi Gérard le Gestapiste. Il en avait parlé pendant leur séjour à Bordeaux. Le 16 juillet 1942, Gérard avait fait monter Schlemilovitch père dans une traction noire : « Que dirais-tu d'une vérification d'identité rue Lauriston et d'un petit tour à Drancy ? » Schlemilovitch fils avait oublié par quel miracle Schlemilovitch père s'arracha des mains de ce brave homme.
Une nuit tu quittas la marquise et surpris Gérard, accoudé contre la balustrade du perron.
– Vous aimez le clair de lune ? Le calme clair de lune triste et beau ? Romantique, Gérard ?
Il n'eut pas le temps de te répondre. Tu lui serras la gorge. Les vertèbres cervicales craquèrent modérément. Tu as le mauvais goût de t'acharner sur les cadavres. Tu découpas les oreilles au moyen d'une lame de rasoir Gillette extra-bleue. Puis les paupières. Ensuite, tu sortis les yeux de leur orbite. Il ne restait plus qu'à fracasser les dents. Trois coups de talon suffirent.
Avant d'enterrer Gérard, tu as pensé le faire empailler et l'expédier à ton pauvre père, mais tu ne te rappelais plus l'adresse de la Schlemilovitch Ltd., New York.
Toutes les amours sont éphémères. La marquise costumée en Aliénor d'Aquitaine s'abandonnera, mais le bruit d'une voiture interrompra nos effusions. Les freins crisseront. Je serai surpris d'entendre une musique tzigane. La porte du salon s'ouvrira brutalement. Un homme coiffé d'un turban rouge apparaîtra. En dépit de son accoutrement de fakir, je reconnaîtrai le vicomte Charles Lévy-Vendôme.
Trois violonistes viendront derrière lui et entameront la seconde partie d'une csardas. Mouloud et Mustapha fermeront la marche.