– Que se passe-t-il, Schlemilovitch ? me demandera le vicomte. Voilà plusieurs jours que nous sommes sans nouvelles de vous !
Il fera signe de la main à Mouloud et Mustapha.
– Conduisez cette femme dans la Buick et surveillez-la de très près. Désolé, madame, de venir à l'improviste, mais nous n'avons pas de temps à perdre ! Figurez-vous qu'on vous attend à Beyrouth depuis une semaine !
Quelques gifles vigoureuses lancées par Mouloud étoufferont toute velléité de résistance. Mustapha bâillonnera et ligotera ma compagne.
– L'affaire est dans le sac ! s'exclamera Lévy-Vendôme, tandis que ses gardes du corps entraîneront Véronique.
Le vicomte rajustera son monocle :
– Votre mission a été un échec. Je pensais que vous me livreriez la marquise à Paris, mais j'ai dû venir moi-même à Fougeire-Jusquiames. Je vous licencie, Schlemilovitch ! Et maintenant, parlons d'autre chose. Assez de roman-feuilleton pour ce soir. Je vous propose de visiter cette belle demeure en compagnie de nos musiciens. Nous sommes les nouveaux seigneurs de Fougeire-Jusquiames. La marquise nous léguera tous ses biens. De gré ou de force !
Je revois encore cet étrange personnage avec son turban et son monocle, inspectant le château, un candélabre à la main, tandis que les violonistes jouaient des airs tziganes. Il contempla longtemps le portrait du cardinal de Fougeire-Jusquiames et caressa une armure qui avait appartenu à l'aïeul de la famille, Jourdain, fils naturel d'Aliénor d'Aquitaine. Je lui montrai ma chambre, le Watteau, le Claude Lorrain, le Philippe de Champaigne et le lit où couchèrent Louis XIV et La Vallière. Il lut la petite phrase que j'avais écrite sur le papier armorié de la marquise : « C'était ce Fougeire-Jusquiames », etc. Il me regarda méchamment. A ce moment-là, les musiciens jouaient Wiezenlied, une berceuse yiddish.
– Décidément, Schlemilovitch, votre séjour à Fougeire-Jusquiames ne vous a pas réussi ! Les parfums vieille France vous tournent la tête. A quand le baptême ? La condition de Français cent pour cent ? Il faut que je mette un terme à vos rêveries imbéciles. Lisez le Talmud au lieu de compulser l'histoire des croisades. Cessez donc de saliver sur l'almanach des blasons... Croyez-moi, l'étoile de David vaut mieux que tous ces chevrons à sinoples, ces lions léopardés de gueules, ces écus d'azur à trois fleurs de lis d'or. Vous prendriez-vous pour Charles Swann par hasard ? Allez-vous déposer votre candidature au Jockey ? Vous introduire faubourg Saint-Germain ? Charles Swann lui-même, vous m'entendez, la coqueluche des duchesses, l'arbitre des élégances, le grand chéri des Guermantes, s'est souvenu en vieillissant de ses origines. Vous permettez, Schlemilovitch ?
Le vicomte fit signe aux violonistes d'interrompre leur morceau et déclama d'une voix de stentor :
– D'ailleurs, peut-être, chez lui, en ces derniers jours, la race faisait-elle apparaître plus accusé le type physique qui la caractérise, en même temps que le sentiment d'une solidarité morale avec les autres juifs, solidarité que Swann semblait avoir oubliée toute sa vie, et que, greffées les unes sur les autres, la maladie mortelle, l'affaire Dreyfus, la propagande antisémite avaient réveillée...
« On finit toujours par retrouver les siens, Schlemilovitch ! Même après de longues années d'égarement ! »
Il psalmodia :
– Les juifs sont la substance même de Dieu, mais les non-juifs ne sont que la semence du bétail ; les non-juifs ont été créés pour servir le juif jour et nuit. Nous ordonnons que tout juif maudisse trois fois par jour le peuple chrétien et prie Dieu de l'exterminer avec ses rois et ses princes. Le juif qui viole ou corrompt une femme non juive et même la tue doit être absous en justice, parce qu'il n'a fait de mal qu'à une jument.
Il ôta son turban et ajusta un nez postiche démesurément recourbé.
– Vous ne m'avez jamais vu dans mon interprétation du juif Süss ? Imaginez Schlemilovitch ! Je viens de tuer la marquise, de boire son sang comme tout vampire qui se respecte. Le sang d'Aliénor d'Aquitaine et des preux chevaliers ! Maintenant je déploie mes ailes de vautour. Je grimace. Je me contorsionne. Musiciens, s'il vous plaît, jouez votre csardas la plus effrénée ! Regardez mes mains, Schlemilovitch ! mes ongles de rapace ! Plus fort, musiciens, plus fort ! Je jette un regard venimeux sur le Watteau, le Philippe de Champaigne, je vais déchirer le tapis de la Savonnerie avec mes griffes ! Lacérer les tableaux de maîtres ! Tout à l'heure, je parcourrai le château en glapissant d'une manière effroyable. Je renverserai les armures des croisés ! Quand j'aurai satisfait ma rage, je vendrai cette demeure ancestrale ! De préférence à un magnat sud-américain ! Le roi du guano, par exemple ! Avec l'argent je m'achèterai soixante paires de mocassins en crocodile, des costumes d'alpaga vert émeraude, trois manteaux de panthère, des chemises gaufrées à rayures orange ! J'entretiendrai trente maîtresses ! Yéménites, éthiopiennes, circassiennes ! Qu'en pensez-vous, Schlemilovitch ? Ne vous effrayez pas, mon garçon. Tout cela dissimule un grand sentimentalisme.
Il y eut un moment de silence. Lévy-Vendôme me fit signe de le suivre. Quand nous fûmes sur le perron du château, il murmura :
– Laissez-moi seul, je vous en prie. Partez immédiatement ! Les voyages forment la jeunesse. Vers l'est, Schlemilovitch, vers l'est ! Le pèlerinage aux sources : Vienne, Constantinople et les bords du Jourdain. Pour un peu, je vous accompagnerais ! Déguerpissez ! Quittez la France le plus vite possible. Ce pays vous a fait du mal ! Vous y preniez racine. N'oubliez pas que nous formons l'Internationale des fakirs et des prophètes ! N'ayez crainte, vous me verrez une fois encore ! On a besoin de moi à Constantinople pour réaliser l'arrêt gradué du cycle ! Les saisons changeront peu à peu, le printemps d'abord, puis l'été. Les astronomes et les météorologistes ne savent rien, croyez-m'en, Schlemilovitch ! Je disparaîtrai de l'Europe vers la fin du siècle et me rendrai dans la région des Himalayas. Je me reposerai. On me reverra d'ici quatre-vingt-cinq ans jour pour jour, avec des guiches et une barbe de rabbin. A bientôt. Je vous aime.
IV
Vienne. Les derniers tramways glissaient dans la nuit. Mariahilfer-Strasse, nous sentions la peur nous gagner. Encore quelques pas et nous nous retrouverions place de la Concorde. Prendre le métro, égrener ce chapelet rassurant : Tuileries, Palais-Royal, Louvre, Châtelet. Notre mère nous attendait, quai Conti. Nous boirions un tilleul menthe en regardant les ombres que projetait aux murs de notre chambre le bateau-mouche. Jamais nous n'avions autant aimé Paris, ni la France. Une nuit de janvier, ce peintre juif, notre cousin, titubait du côté de Montparnasse et murmurait, pendant son agonie : « Cara, cara Italia. » Le hasard l'avait fait naître à Livourne, il aurait pu naître à Paris, à Londres, à Varsovie, n'importe où. Nous étions nés à Boulogne-sur-Seine, Ile-de-France. Loin d'ici, Tuileries. Palais-Royal. Louvre. Châtelet. L'exquise Mme de La Fayette. Choderlos de Laclos. Benjamin Constant. Ce cher Stendhal. Le destin nous avait joué un sale tour. Nous ne reverrions plus notre pays. Crever Mariahilfer-Strasse, Vienne, Autriche, comme des chiens perdus. Personne ne pouvait nous protéger. Notre mère était morte ou folle. Nous ne connaissions pas l'adresse de notre père à New York. Ni celle de Maurice Sachs. Ni celle d'Adrien Debigorre. Quant à Charles Lévy-Vendôme, inutile de nous rappeler à son bon souvenir. Tania Arcisewska était morte, parce qu'elle avait suivi nos conseils. Des Essarts était mort. Loïtia devait peu à peu s'habituer aux bordels exotiques. Les visages qui traversaient notre vie, nous ne prenions pas la peine de les étreindre, de les retenir, de les aimer. Incapables du moindre geste.