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Nous arrivâmes au Burggarten et nous assîmes sur un banc. Nous entendîmes tout à coup le bruit d'une jambe de bois qui frappait le sol. Un homme s'avançait vers nous, un infirme monstrueux... Ses yeux étaient phosphorescents, sa mèche et sa petite moustache luisaient dans l'obscurité. Le rictus de sa bouche nous fit battre le cœur. Son bras gauche, qu'il tendait, se terminait par un crochet. Nous nous doutions bien que nous allions le rencontrer à Vienne. Fatalement. Il portait un uniforme de caporal autrichien pour nous effrayer encore plus. Il nous menaçait, il hurlait : « Sechs Millionen Juden ! Sechs Millionen Juden ! » Ses éclats de rire nous entraient dans la poitrine. Il essaya de nous crever les yeux à l'aide de son crochet. Nous prîmes la fuite. Il nous poursuivit en répétant : « Sechs Millionen Juden ! Sechs Millionen Juden ! » Nous courûmes longtemps à travers une ville morte, une ville d'Ys échouée sur la grève avec ses vieux palais éteints. Hofburg. Palais Kinsky. Palais Lobkowitz. Palais Pallavicini. Palais Porcia. Palais Wilczek... Derrière nous, le capitaine Crochet chantait d'une voix éraillée le Hitlerleute en martelant le pavé de sa jambe de bois. Il nous sembla que nous étions les seuls habitants de la ville. Après nous avoir tués, notre ennemi parcourrait ces rues désertes comme un fantôme, jusqu'à la fin des temps

Les lumières du Graben m'éclaircissent les idées. Trois touristes américains me persuadent qu'Hitler est mort depuis longtemps. Je les suis à quelques mètres de distance. Ils prennent la Dorothea-Gasse et entrent dans le premier café. Je me place au fond de la salle. Je n'ai pas un schilling et je dis au garçon que j'attends quelqu'un. Il m'apporte un journal, en souriant. J'apprends que la veille, à minuit, Albert Speer et Baldur von Schirach sont sortis de la prison de Spandau, dans de grosses Mercedes noires. Lors de sa conférence de presse à l'hôtel Hilton de Berlin, Schirach a déclaré : « Désolé de vous avoir fait attendre si longtemps. » Sur la photo, il porte un pull-over col roulé. En cashmere sans doute. Made in Scotland. Gentleman. Jadis gauleiter de Vienne. Cinquante mille juifs.

Une jeune femme brune, le menton appuyé sur la paume de sa main. Je me demande ce qu'elle fait là, seule, si triste parmi les buveurs de bière. Sûrement, elle appartient à cette race d'humains que j'ai élue entre toutes : leurs traits sont durs et pourtant fragiles, on y lit une grande fidélité au malheur. Un autre que Raphaël Schlemilovitch prendrait ces anémiques par la main et les supplierait de se réconcilier avec la vie. Moi, les gens que j'aime, je les tue. Alors je les choisis bien faibles, sans défense. Par exemple, j'ai fait mourir ma mère de chagrin. Elle a montré une extraordinaire docilité. Elle me suppliait de soigner ma tuberculose. Je lui disais d'une voix sèche : « Une tuberculose, ça ne se soigne pas, ça se couve, on l'entretient comme une danseuse. » Ma mère penchait la tête. Plus tard, Tania me demande de la protéger. Je lui tends une lame de rasoir Gillette extra-bleue. Après tout, j'ai couru au-devant de ses désirs : elle se serait ennuyée en compagnie d'un gros vivant. Suicidée sournoisement pendant qu'il lui vantait le charme de la nature au printemps. Quant à Des Essarts, mon frère, mon seul ami, n'était-ce pas moi qui avais déréglé le frein de l'automobile pour qu'il puisse se fracasser le crâne en toute sécurité ?

La jeune femme me considère avec des yeux étonnés. Je me rappelle ce propos de Lévy-Vendôme : entrer par effraction dans la vie des gens. Je m'assieds à sa table. Elle esquisse un sourire dont la mélancolie me ravit. Je décide aussitôt de lui faire confiance. Et puis elle est brune. La blondeur, la peau rose, les yeux de faïence me tapent sur les nerfs. Tout ce qui respire la santé et le bonheur me soulève l'estomac. Raciste à ma façon. On excusera ces préjugés de la part d'un juif tuberculeux.

– Vous venez ? me dit-elle.

Il y a tant de gentillesse dans sa voix que je me promets d'écrire un beau roman et de le lui dédier : « Schlemilovitch au pays des femmes. » J'y montrerai comment un petit juif se réfugie chez les femmes aux heures de détresse. Sans elles, le monde serait intenable. Trop sérieux, les hommes. Trop absorbés par leurs belles abstractions, leurs vocations : la politique, l'art, l'industrie des textiles. Il faut qu'ils vous estiment avant de vous aider. Incapables d'un geste désintéressé. Raisonnables. Lugubres. Avares. Prétentieux. Les hommes me laisseraient mourir de faim.

Nous quittâmes la Dorothea-Gasse. A partir de ce moment, mes souvenirs sont flous. Nous remontons le Graben, tournons à gauche. Nous entrons dans un café beaucoup plus grand que le premier. Je bois, je mange, je me refais une santé, tandis qu'Hilda – c'est son nom – me caresse des yeux. Autour de nous, chaque table est occupée par plusieurs femmes. Des putains. Hilda est une putain. Elle vient de trouver en la personne de Raphaël Schlemilovitch son proxénète. A l'avenir, je l'appellerai Marizibill : quand Apollinaire parlait du « maquereau juif, roux et rose », il pensait à moi. Je suis le maître du lieu : le garçon qui m'apporte les alcools ressemble à Lévy-Vendôme. Les soldats allemands viennent se consoler dans mon établissement avant de repartir sur le front russe. Heydrich lui-même me rend quelquefois visite. Il a un faible pour Tania, Loïtia et Hilda, mes plus belles putains. Il n'éprouve aucun dégoût quand il se vautre sur Tania, la juive. De toute façon Heydrich est demi-juif, Hitler a passé l'éponge devant le zèle de son lieutenant. De même, m'a-t-on épargné, moi, Raphaël Schlemilovitch, le plus grand proxénète du IIIe Reich. Mes femmes m'ont servi de rempart. Grâce à elles, je ne connaîtrai pas Auschwitz. Si, d'aventure, le gauleiter de Vienne changeait d'avis à mon sujet, Tania, Loïtia et Hilda rassembleraient en une journée l'argent de ma rançon. J'imagine que cinq cent mille marks suffiraient, compte tenu qu'un juif ne vaut pas la corde pour le pendre. La Gestapo fermerait les yeux et me laisserait fuir en Amérique du Sud. Inutile de songer à cette éventualité : grâce à Tania, Loïtia et Hilda, j'ai beaucoup d'influence sur Heydrich. Elles obtiendront de lui un papier contresigné par Himmler et certifiant que je suis citoyen d'honneur du IIIe Reich. Le Juif Indispensable. Tout s'arrange quand les femmes vous protègent. Depuis 1935, je suis l'amant d'Eva Braun. Le chancelier Hitler la laissait toujours seule à Berchtesgaden. J'ai tout de suite pensé aux avantages que je pourrais tirer d'une telle situation.

Je rôdais autour de la villa Berghof quand j'ai rencontré Eva pour la première fois. Le coup de foudre réciproque. Hitler vient dans l'Obersalzberg une fois par mois. Nous nous entendons très bien. Il accepte de bon cœur mon rôle de chevalier servant auprès d'Eva. Tout cela lui semble si futile... Le soir, il nous parle de ses projets. Nous l'écoutons, comme deux enfants. Il m'a nommé S.S. Brigadenführer à titre honorifique. Il faudra que je retrouve cette photo d'Eva Braun où elle a écrit : « Für mein kleiner Jude, mein geliebter Schlemilovitch. – Seine Eva»

Hilda pose doucement la main sur mon épaule. Il est tard, les clients ont quitté le café. Le garçon lit Der Stern au comptoir. Hilda se lève et glisse une pièce dans la fente du juke-box. Aussitôt la voix de Zarah Leander me berce comme un fleuve rauque et doux. Elle chante Ich stehe im Regen – J'attends sous la pluie. Elle chante Mit roten Rosen fangt die Liebe meistens an – L'amour commence toujours avec des roses rouges. Il finit souvent avec des lames de rasoir Gillette extra-bleues. Le garçon nous prie de quitter le café. Nous descendons une avenue désolée. Où suis-je ? Vienne ? Genève ? Paris ? Et cette femme qui me retient par le bras s'appelle-t-elle Tania, Loïtia, Hilda, Eva Braun ? Plus tard, nous nous trouvons au milieu d'une place, devant une sorte de basilique illuminée. Le Sacré-Cœur ? Je m'effondre sur la banquette d'un ascenseur hydraulique. On ouvre une porte. Une grande chambre aux murs blancs. Un lit à baldaquin. Je me suis endormi.