Le lendemain je fis la connaissance d'Hilda, ma nouvelle amie. En dépit de ses cheveux noirs et de son visage frêle, c'était une petite Aryenne mi-allemande mi-autrichienne. Elle tira d'un portefeuille plusieurs photographies de son père et de sa mère. Morts tous les deux. Le premier à Berlin sous les bombardements, la seconde éventrée par les Cosaques. Je regrettais de n'avoir pas connu M. Murzzuschlag, S.S. rigide, mon futur beau-père peut-être. La photo de son mariage me plut bien : Murzzuschlag et sa jeune épouse, arborant le brassard à croix gammée. Une autre photo me ravit : Murzzuschlag à Bruxelles éveillant l'intérêt des badauds grâce à son uniforme impeccable et à son menton méprisant. Ce type n'était pas n'importe qui : copain de Rudolph Hess et de Goebbels, à tu et à toi avec Himmler. Hitler lui-même avait déclaré en lui donnant la Croix pour le Mérite : « Skorzeny et Murzzuschlag ne me déçoivent jamais. »
Pourquoi n'avais-je pas rencontré Hilda dans les années trente ? Mme Murzzuschlag me prépare des kneudel, son mari me tapote affectueusement les joues et me dit :
– Vous êtes juif ? Nous allons arranger ça, mon garçon ! Épousez ma fille ! je m'occupe du reste ! Der treue Heinrich1 se montrera compréhensif.
Je le remercie, mais je n'ai pas besoin de son appui : amant d'Eva Braun, confident d'Hitler, je suis depuis longtemps le juif officiel du IIIe Reich. Jusqu'à la fin, je passerai mes week-ends dans l'Obersalzberg et les dignitaires nazis me témoigneront le plus profond respect.
La chambre d'Hilda se trouvait au dernier étage d'un vieil hôtel particulier, Backer-Strasse. Elle était remarquable par sa grandeur, sa hauteur, son lit à baldaquin et sa baie vitrée. Au centre une cage avec un rossignol juif. Un cheval de bois, au fond à gauche. Quelques kaléidoscopes géants de-ci de-là. Ils portaient la mention « Schlemilovitch Ltd., New York ».
– Un juif, certainement ! me confia Hilda. N'empêche il fabrique de beaux kaléidoscopes. Je raffole des kaléidoscopes. Regardez dans celui-ci, Raphaël ! Un visage humain composé de mille facettes lumineuses et qui change sans arrêt de forme...
Je voulus lui confier que mon père était l'auteur de ces petits chefs-d'œuvre mais elle me dit du mal des juifs. Ils exigeaient des indemnités sous prétexte que leurs familles avaient été exterminées dans les camps ; ils saignaient l'Allemagne aux quatre veines. Ils roulaient au volant des Mercedes, buvaient du Champagne, pendant que les pauvres Allemands travaillaient à la reconstruction de leur pays et vivaient chichement. Ah ! les vaches ! Après avoir perverti l'Allemagne, ils la maquereautaient.
Les juifs avaient gagné la guerre, tué son père, violé sa mère, elle n'en démordrait pas. Mieux valait attendre quelques jours encore pour lui montrer mon arbre généalogique. Jusque-là, j'incarnerai à ses yeux le charme français, les mousquetaires gris, l'impertinence, l'élégance, l'esprit made in Paris. Hilda ne m'avait-elle pas complimenté sur la façon harmonieuse dont je parlais français ?
– Jamais, répétait-elle, je n'ai entendu un Français parler aussi bien que vous sa langue maternelle.
– Je suis tourangeau, lui expliquais-je. Les Tourangeaux parlent le français le plus pur. Je m'appelle Raphaël de Château-Chinon, mais ne le dites à personne : j'ai avalé mon passeport afin de garder l'incognito. Autre chose : en bon Français je trouve la cuisine autrichienne IN-FEC-TE ! Quand je pense aux canards à l'orange, aux nuits-saint-georges, aux sauternes et à la poularde de Bresse ! Hilda, je vous emmènerai en France, question de vous dégrossir un peu ! Hilda, vive la France ! Vous êtes des sauvages !
Elle tentait de me faire oublier la grossièreté austro-germaine en me parlant de Mozart, Schubert, Hugo von Hofmannsthal.
– Hofmannsthal ? lui disais-je. Un juif, ma petite Hilda ! L'Autriche est une colonie juive. Freud, Zweig, Schnitzler, Hofmannsthal, le ghetto ! Je vous défie de me citer le nom d'un grand poète tyrolien ! En France, nous ne nous laissons pas envahir comme cela. Les Montaigne, Proust, Louis-Ferdinand Céline ne parviennent pas à enjuiver notre pays. Ronsard et Du Bellay sont là. Ils veillent au grain ! D'ailleurs, ma petite Hilda, nous, Français, ne faisons aucune différence entre les Allemands, les Autrichiens, les Tchèques, les Hongrois et autres Juifs. Ne me parlez surtout pas de votre papa, le S.S. Murzzuschlag, ni des nazis. Tous juifs, ma petite Hilda, les nazis sont des juifs de choc ! Pensez à Hitler, ce pauvre petit caporal qui errait dans les rues de Vienne, vaincu, transi, crevant de faim ! Vive Hitler !
Elle m'écoutait, les yeux écarquillés. Bientôt je lui dirais d'autres vérités plus brutales. Je lui révélerais mon identité. Je choisirais le moment opportun et lui glisserais à l'oreille la déclaration que faisait a la fille de l'Inquisiteur le chevalier inconnu :
Ich, Señora, eur Geliebter,
Bin der Sohn des vielbelobten
Grossen, schriftegelehrten Rabbi
Israel von Saragossa.
Hilda n'avait certainement pas lu le poème de Heine.
Le soir, nous allions souvent au Prater. Les foires m'impressionnent.
– Vous voyez Hilda, lui expliquai-je, les foires sont horriblement tristes. La rivière enchantée par exemple : vous montez sur une barque avec quelques camarades, vous vous laissez emporter par le flot, à l'arrivée vous recevez une balle dans la nuque. Il y a aussi la galerie des glaces, les montagnes russes, le manège, les tirs à l'arc. Vous vous plantez devant les glaces déformantes et votre visage décharné, votre poitrine squelettique vous terrifient. Les bennes des montagnes russes déraillent systématiquement et vous vous fracassez la colonne vertébrale. Autour du manège, les archers forment une ronde et vous transpercent l'épine dorsale au moyen de petites fléchettes empoisonnées. Le manège ne s'arrête pas de tourner, les victimes tombent des chevaux de bois. De temps en temps le manège se bloque à cause des monceaux de cadavres. Alors les archers font place nette pour les nouveaux venus. On prie les badauds de se rassembler en petits groupes à l'intérieur des stands de tir. Les archers doivent viser entre les deux yeux mais, quelquefois la flèche s'égare dans une oreille, un œil, une bouche entrouverte. Quand les archers visent juste, ils obtiennent cinq points. Quand la flèche s'égare, cela compte cinq points en moins. L'archer qui a obtenu le total le plus élevé reçoit d'une jeune fille blonde et poméranienne une décoration en papier argent et une tête de mort en chocolat. J'oubliais de vous parler des pochettes-surprises que l'on vend dans les stands de confiserie : l'acheteur y trouve toujours quelques cristaux bleu améthyste de cyanure, avec leur mode d'emploi : « Na, friss schon2 ! » Des pochettes de cyanure pour tout le monde ! Six millions ! Nous sommes heureux à Therensienstadt...
A côté du Prater, il y a un grand parc où se promènent les amoureux ; le soir tombait, j'ai entraîné Hilda sous les feuillages, près des massifs de fleurs, des pelouses bleutées. Je l'ai giflée trois fois de suite. Ça m'a fait plaisir de voir le sang couler à la commissure de ses lèvres. Vraiment plaisir. Une Allemande. Amoureuse en d'autres temps d'un jeune S.S. Totenkopf. Je suis rancunier.
Maintenant je me laisse glisser sur la pente des aveux. Je ne ressemble pas à Gregory Peck, comme je l'ai affirmé plus haut. Je n'ai pas la santé ni le keep smiling de cet Américain. Je ressemble à mon cousin, le peintre juif Modigliani. On l'appelait « le Christ toscan ». J'interdis l'usage de ce sobriquet quand on voudra faire allusion à ma belle tête de tuberculeux.