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Les autres accessoires qui encombrent mon enfance sont les parasols orange de la plage, le Pré-Catelan, le cours Hattemer, David Copperfield, la comtesse de Ségur, l'appartement de ma mère quai Conti et trois photos de Lipnitzki où je figure à côté d'un arbre de Noël.

Ce sont les collèges suisses et mes premiers flirts à Lausanne. La Duizenberg que mon oncle vénézuélien Vidal m'a offerte pour mes dix-huit ans glisse dans le soir bleu. Je franchis un portail, traverse un parc qui descend en pente douce jusqu'au Léman et gare ma voiture devant le perron d'une villa illuminée. Quelques jeunes filles en robes claires m'attendent sur la pelouse. Scott Fitzgerald a parlé mieux que je ne saurais le faire de ces « parties » où le crépuscule est trop tendre, trop vifs les éclats de rire et le scintillement des lumières pour présager rien de bon. Je vous recommande donc de lire cet écrivain et vous aurez une idée exacte des fêtes de mon adolescence. A la rigueur, lisez Fermina Marquez de Larbaud.

Si je partageais les plaisirs de mes camarades cosmopolites de Lausanne, je ne leur ressemblais pas tout à fait. Je me rendais souvent à Genève. Dans le silence de l'hôtel des Bergues, je lisais les bucoliques grecs et m'efforçais de traduire élégamment L'Énéide. Au cours d'une de ces retraites, je fis la connaissance d'un jeune aristocrate tourangeau, Jean-François Des Essarts. Nous avions le même âge et sa culture me stupéfia. Dès notre première rencontre, il me conseilla pêlemêle la Délie de Maurice Scève, les comédies de Corneille, les Mémoires du cardinal de Retz. Il m'initia à la grâce et à la litote françaises.

Je découvris chez lui des qualités précieuses : le tact, la générosité, une très grande sensibilité, une ironie mordante. Je me souviens que Des Essarts comparait notre amitié à celle qui unissait Robert de Saint-Loup et le narrateur d'A la recherche du temps perdu. « Vous êtes juif comme le narrateur, me disait-il, et je suis le cousin de Noailles, des Rochechouart-Mortemart et des La Rochefoucauld, comme Robert de Saint-Loup. Ne vous effrayez pas ; depuis un siècle, l'aristocratie française a un faible pour les juifs. Je vous ferai lire quelques pages de Drumont où ce brave homme nous le reproche amèrement. »

Je décidai de ne plus retourner à Lausanne et sacrifiai sans remords à Des Essarts mes camarades cosmopolites.

Je raclai le fond de mes poches. Il me restait cent dollars. Des Essarts n'avait pas un sou vaillant. Je lui conseillai néanmoins de quitter son emploi de chroniqueur sportif à La Gazette de Lausanne. Je venais de me rappeler qu'au cours d'un week-end anglais quelques camarades m'avaient entraîné dans un manoir proche de Bournemouth pour me montrer une vieille collection d'automobiles. Je retrouvai le nom du collectionneur, Lord Allahabad, et lui vendis ma Duizenberg quatorze mille livres sterling. Avec cette somme nous pouvions vivre honorablement une année, sans avoir recours aux mandats télégraphiques de mon oncle Vidal.

Nous nous installâmes à l'hôtel des Bergues. Je garde de ces premiers temps de notre amitié un souvenir ébloui. Le matin, nous flânions chez les antiquaires du vieux Genève. Des Essarts me fit partager sa passion pour les bronzes 1900. Nous en achetâmes une vingtaine qui encombraient nos chambres, particulièrement une allégorie verdâtre du Travail et deux superbes chevreuils. Un après-midi, Des Essarts m'annonça qu'il avait fait l'acquisition d'un footballeur de bronze :

– Bientôt les snobs parisiens s'arracheront à prix d'or tous ces objets. Je vous le prédis, mon cher Raphaël ! S'il ne tenait qu'à moi, le style Albert Lebrun serait remis à l'honneur.

Je lui demandai pourquoi il avait quitté la France :

– Le service militaire, m'expliqua-t-il, ne convenait pas à ma délicate constitution. Alors j'ai déserté.

– Nous allons réparer cela, lui dis-je ; je vous promets de trouver à Genève un artisan habile qui vous fera de faux papiers : vous pourrez sans inquiétude retourner en France quand vous le voudrez.

L'imprimeur marron avec lequel nous entrâmes en rapport nous délivra un acte de naissance et un passeport suisses au nom de Jean-François Lévy, né à Genève le 30 juillet 194...

– Je suis maintenant votre frère de race, me dit Des Essarts, la condition de goye m'ennuyait.

Je décidai aussitôt de transmettre une déclaration anonyme aux journaux de gauche parisiens. Je la rédigeai en ces termes :

« Depuis le mois de novembre dernier, je suis coupable de désertion mais les autorités militaires françaises jugent plus prudent de garder le silence sur mon cas. Je leur ai déclaré ce que je déclare aujourd'hui publiquement. Je suis JUIF et l'armée qui a dédaigné les services du capitaine Dreyfus se passera des miens. On me condamne parce que je ne remplis pas mes obligations militaires. Jadis le même tribunal a condamné Alfred Dreyfus parce que lui, JUIF, avait osé choisir la carrière des armes. En attendant que l'on m'éclaire sur cette contradiction, je me refuse à servir comme soldat de seconde classe dans une armée qui, jusqu'à ce jour, n'a pas voulu d'un maréchal Dreyfus. J'invite les jeunes juifs français à suivre mon exemple. »

Je signai : JACOB X.

La Gauche française s'empara fiévreusement du cas de conscience de Jacob X, comme je l'avais souhaité. Ce fut la troisième affaire juive de France après l'affaire Dreyfus et l'affaire Finaly. Des Essarts se prenait au jeu, et nous rédigeâmes ensemble une magistrale « Confession de Jacob X » qui parut dans un hebdomadaire parisien : Jacob X avait été recueilli par une famille française dont il tenait à préserver l'anonymat. Elle se composait d'un colonel pétainiste, de sa femme, une ancienne cantinière, et de trois garçons : l'aîné avait choisi les chasseurs alpins, le second la marine, le cadet venait d'être reçu à Saint-Cyr.

Cette famille habitait Paray-le-Monial et Jacob X passa son enfance à l'ombre de la basilique. Les portraits de Gallieni, de Foch, de Joffre, la croix militaire du colonel X et plusieurs francisques vichyssoises ornaient les murs du salon. Sous l'influence de ses proches, le jeune Jacob X voua un culte effréné à l'armée française : lui aussi préparerait Saint-Cyr et serait maréchal, comme Pétain. Au collège, Monsieur C, le professeur d'histoire, aborda l'affaire Dreyfus. Monsieur C. occupait avant-guerre un poste important dans le P.P.F. Il n'ignorait pas que le colonel X avait dénoncé aux autorités allemandes les parents de Jacob X et que l'adoption du petit juif lui avait sauvé la vie de justesse, à la Libération. Monsieur C. méprisait le pétainisme saint-sulpicien des X : il se réjouit à l'idée de semer la discorde dans cette famille. Après son cours, il fit signe à Jacob X de s'approcher et lui dit à l'oreille : « Je suis sûr que l'affaire Dreyfus vous cause beaucoup de peine. Un jeune juif comme vous se sent concerné par cette injustice. » Jacob X apprend avec effroi qu'il est juif. Il s'identifiait au maréchal Foch, au maréchal Pétain, il s'aperçoit tout à coup qu'il ressemble au capitaine Dreyfus. Cependant il ne cherchera pas à se venger par la trahison, comme Dreyfus. Il reçoit ses papiers militaires et ne voit pas d'autre issue pour lui que de déserter.

Cette confession créa la discorde parmi les juifs français. Les sionistes conseillèrent à Jacob X d'émigrer en Israël. Là-bas il pourrait légitimement prétendre au bâton de maréchal. Les juifs honteux et assimilés prétendirent que Jacob X était un agent provocateur au service des néo-nazis. La gauche défendit le jeune déserteur avec passion. L'article de Sartre : « Saint Jacob X comédien et martyr » déclencha l'offensive. On se souvient du passage le plus pertinent : « Désormais, il se voudra juif, mais juif dans l'abjection. Sous les regards sévères de Gallieni, de Joffre, de Foch, dont les portraits se trouvent au mur du salon, il se comportera comme un vulgaire déserteur, lui qui ne cesse de vénérer, depuis son enfance, l'armée française, la casquette du père Bugeaud et les francisques de Pétain. Bref, il éprouvera la honte délicieuse de se sentir l'Autre, c'est-à-dire le Mal. »

Plusieurs manifestes circulèrent, qui réclamaient le retour triomphal de Jacob X. Un meeting eut lieu à la Mutualité. Sartre supplia Jacob X de renoncer à l'anonymat, mais le silence obstiné du déserteur découragea les meilleures volontés.