Eh bien, non, je ne ressemble pas plus à Modigliani qu'à Gregory Peck. Je suis le sosie de Groucho Marx : les mêmes yeux, le même nez, la même moustache. Pis encore, je suis le frère jumeau du juif Süss. Il fallait à tout prix qu'Hilda s'en aperçût. Depuis une semaine, elle manquait de fermeté à mon égard.
Dans sa chambre traînait l'enregistrement du Horst-Wessel Lied et de l'Hitlerleute, qu'elle conservait en souvenir de son père. Les vautours de Stalingrad et le phosphore de Hambourg rongeront les cordes vocales de ces guerriers. Chacun son tour. Je me procurai deux tourne-disques. Pour composer mon Requiem judéo-nazi je fis jouer simultanément le Horst-Wessel Lied et l'Einheitsfront des brigades internationales. Ensuite, je mêlai à l'Hitlerleute l'hymne de la Thaelmann Kolonne qui fut le dernier cri des juifs et des communistes allemands. Et puis, tout à la fin du Requiem, le Crépuscule des dieux de Wagner évoquait Berlin en flammes, le destin tragique du peuple allemand, tandis que la litanie pour les morts d'Auschwitz rappelait les fourrières où l'on avait conduit six millions de chiens.
Hilda ne travaille pas. Je m'enquiers de ses sources de revenus. Elle m'explique qu'elle a vendu pour vingt mille schillings le mobilier Bidermaier d'une tante décédée. Il ne lui reste plus que le quart de cette somme.
Je lui fais part de mes inquiétudes.
– Rassurez-vous, Raphaël, me dit-elle.
Elle se rend chaque soir au Bar Bleu de l'hôtel Sacher. Elle avise les clients les plus prospères et leur vend ses charmes. Au bout de trois semaines, nous sommes en possession de quinze cents dollars. Hilda prend goût à cette activité. Elle y trouve une discipline et l'esprit de sérieux qui lui manquaient jusque-là.
Elle fait tout naturellement la connaissance de Yasmine. Cette jeune femme hante aussi l'hôtel Sacher et propose aux Américains de passage ses yeux noirs, sa peau mate, sa langueur orientale.
Elles échangent d'abord quelques réflexions sur leurs activités parallèles, puis deviennent les meilleures amies du monde. Yasmine s'installe Backer-Strasse, le lit à baldaquin suffisant pour trois personnes.
Des deux femmes de ton harem, de ces deux gentilles putains, Yasmine fut bientôt la favorite. Elle te parlait d'Istanbul, sa ville natale, du pont de Galata et de la mosquée Validi. Une envie furieuse te prit de gagner le Bosphore. A Vienne, l'hiver commençait et tu n'en sortirais pas vivant. Quand les premières neiges se mirent à tomber, tu serras de plus près le corps de ton amie turque. Tu quittas Vienne et visitas tes cousins de Trieste, les fabricants de cartes à jouer. Ensuite, un petit crochet par Budapest. Plus de cousins à Budapest. Liquidés. A Salonique, berceau de ta famille, tu remarquas la même désolation, la colonie juive de cette ville avait vivement intéressé les Allemands. A Istanbul, tes cousines Sarah, Rachel, Dinah et Blanca fêtèrent le retour de l'enfant prodigue. Tu repris goût à la vie et au rahat-loukoum. Déjà tes cousins du Caire t'attendaient avec impatience. Ils te demandèrent des nouvelles de nos cousins exilés de Londres, de Paris et de Caracas.
Tu restas quelque temps en Égypte. Comme tu n'avais plus un sou, tu organisas à Port-Saïd une fête foraine où tu exhibas tous tes vieux copains. A raison de vingt dinars par personne, les badauds pouvaient voir Hitler déclamer dans une cage le monologue d'Hamlet, Goering et Rudolph Hess faire un numéro de trapèze, Himmler et ses chiens savants, le charmeur de serpents Goebbels, von Schirach l'avaleur de sabre, le juif errant Julius Streicher. Un peu plus loin tes danseuses, les « Collabo's Beauties », improvisaient une revue « orientale » : il y avait là Robert Brasillach, costumé en sultane, la bayadère Drieu la Rochelle, Abel Bonnard la vieille gardienne des sérails, les vizirs sanguinaires Bonny et Laffont, le missionnaire Mayol de Lupé. Tes chanteurs des Vichy-Folies jouaient une opérette à grand spectacle : on remarquait dans la troupe un Maréchal, les amiraux Esteva, Bard, Platon, quelques évêques, le brigadier Darnand et le prince félon Laval. Néanmoins la baraque la plus fréquentée était celle où l'on déshabillait ton ancienne maîtresse Eva Braun. Elle avait encore de beaux restes. Les amateurs pouvaient s'en rendre compte, à raison de cent dinars chacun.
Au bout d'une semaine, tu abandonnas tes chers fantômes en emportant l'argent de la recette. Tu traversas la mer Rouge, gagnas la Palestine et mourus d'épuisement. Voilà, tu avais achevé ton itinéraire de Paris à Jérusalem.
A elles deux, mes amies gagnaient trois mille schillings par nuit. La prostitution et le proxénétisme me semblèrent tout à coup de bien misérables artisanats quand on ne les pratiquait pas à l'échelle d'un Lucky Luciano. Malheureusement je n'avais pas l'étoffe de ce capitaine d'industrie.
Yasmine me fit connaître quelques individus douteux : Jean-Farouk de Mérode, Paulo Hayakawa, la vieille baronne Lydia Stahl, Sophie Knout, Rachid von Rosenheim, M. Igor, T.W.A. Levy, Otto da Silva et d'autres encore dont j'ai oublié les noms. Je fis avec tous ces lascars le trafic d'or, écoulai de faux zlotys, vendis à qui désirait les brouter de mauvaises herbes comme le haschisch et la marijuana. Enfin je m'engageai dans la Gestapo française. Matricule S. 1113. Rattaché aux services de la rue Lauriston.
La Milice m'avait déçu. Je n'y rencontrais que des boy-scouts qui ressemblaient aux braves petits gars de la Résistance. Darnand était un fieffé idéaliste.
Je me sentis plus à l'aise en compagnie de Pierre Bonny, d'Henri Chamberlin-Laffont et de leurs acolytes. Et puis je retrouvai, rue Lauriston, mon professeur de morale, Joseph Joanovici.
Pour les tueurs de la Gestapo, nous étions, Joano et moi, les deux juifs de service. Le troisième se trouvait à Hambourg. Il s'appelait Maurice Sachs.
On se lasse de tout. J'ai fini par quitter mes deux amies et ce joyeux petit monde interlope qui compromettait ma santé. J'ai suivi une avenue jusqu'au Danube. Il faisait nuit, la neige tombait avec gentillesse. Allais-je me jeter ou non dans ce fleuve ? Le Franz-Josefs-Kai était désert, de je ne sais où me parvenaient les bribes d'une chanson : Weisse Weihnacht, mais oui, les gens fêtaient Noël. Miss Evelyn me lisait Dickens et Andersen. Quel émerveillement, le lendemain matin, de trouver au pied de l'arbre des jouets par milliers ! Tout cela se passait dans la maison du quai Conti, au bord de la Seine. Enfance exceptionnelle, enfance exquise dont je n'ai plus le temps de vous parler. Un plongeon élégant dans le Danube, la nuit de Noël ? Je regrettais de n'avoir pas laissé un mot d'adieu à Hilda et Yasmine. Par exemple : « Je ne rentrerai pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche. » Tant pis. Je me consolais en me disant que ces putains n'avaient pas lu Gérard de Nerval. Heureusement, à Paris, on ne manquerait pas de dresser un parallèle entre Nerval et Schlemilovitch, les deux suicidés de l'hiver. J'étais incorrigible. Je tentais de m'approprier la mort d'un autre comme j'avais voulu m'approprier les stylos de Proust et de Céline, les pinceaux de Modigliani et de Soutine, les grimaces de Groucho Marx et de Chaplin. Ma tuberculose ? Ne l'avais-je pas volée à Franz Kafka ? Je pouvais encore changer d'avis et mourir comme lui au sanatorium de Kierling, tout près d'ici. Nerval ou Kafka ? Le suicide ou le sanatorium ? Non, le suicide ne me convenait pas, un juif n'a pas le droit de se suicider. Il faut laisser ce luxe à Werther. Alors que faire ? Me présenter au sanatorium de Kierling ? Étais-je sûr d'y mourir, comme Kafka ?
Je ne l'ai pas entendu s'approcher de moi. Il me tend brutalement une petite plaque où je lis : POLIZEI . Il me demande mes papiers. Je les ai oubliés. Il me prend par le bras. Je lui demande pourquoi il ne me met pas les menottes. Il a un petit rire rassurant :